Lucy secoua la tête, hébétée, incapable de détourner les yeux de son visage. C’était comme si elle essayait de le mémoriser. « Seigneur, j’en ai encore le souffle coupé.
— Je t’ai trouvé un air familier la première fois que je t’ai vu, confia Dave à Dan. Maintenant, je sais pourquoi. Je crois que je l’aurais réalisé plus tôt, si ça n’avait pas été… comment dire…
— Juste sous votre nez, dit John. Dan, Abra le sait-elle ?
— Bien sûr. » Se souvenant de la théorie de la relativité[15] d’Abra, Dan sourit.
« Elle l’a lu dans ton esprit ? demanda Lucy. Avec son don de télépathie ?
— Non, car je l’ignorais à ce moment-là. Même quelqu’un d’aussi doué qu’Abra ne peut lire une information qui n’est pas là. Mais à un niveau plus profond, nous le savions tous les deux. Nous nous le sommes même dit à haute voix ! Si quelqu’un nous avait demandé ce que nous faisions ensemble, nous aurions prétendu que j’étais son oncle. Ce que je suis. J’aurais dû en prendre conscience bien plus tôt.
— C’est une coïncidence qui dépasse toutes les coïncidences, dit Dave en secouant la tête.
— Ce n’est pas une coïncidence. Il n’y a rien au monde qui soit plus éloigné que ça d’une coïncidence. Lucy, je comprends que tu sois troublée et fâchée. Je te dirai tout ce que je sais, mais cela prendra du temps. Grâce à John et à ton mari, et grâce à Abra — surtout grâce à elle —, nous en avons un peu devant nous.
— En chemin, dit Lucy. Tu me diras tout en chemin pour aller chercher Abra.
— Très bien, dit Dan. En chemin. Mais dormons d’abord trois heures. »
Lucy secoua la tête. « Non, partons tout de suite. Je veux la voir le plus vite possible. Tu ne comprends pas ? C’est ma fille, elle a été kidnappée, j’ai besoin de la voir !
— Elle a été kidnappée, mais maintenant elle est en sécurité, dit Dan.
— Tu dis ça, bien sûr, mais tu n’en sais rien.
— C’est Abra qui le dit, répliqua-t-il. Et elle le sait. Écoutez, Mrs. Stone — écoute, Lucy —, elle dort en ce moment, et ce sommeil, elle en a besoin. » J’en ai besoin, moi aussi. Un long trajet m’attend et je crois qu’il sera rude. Très rude.
Lucy le dévisageait intensément. « Tu es sûr que ça va ?
— Fatigué, c’est tout.
— Nous le sommes tous, dit John. Ç’a été une journée… stressante. » Il lâcha un petit jappement de rire, puis plaqua ses mains sur sa bouche comme un enfant qui vient de dire un gros mot.
« Je ne peux même pas l’appeler et entendre sa voix », dit Lucy. Elle parlait lentement, comme si elle tentait d’énoncer un commandement difficile. « Parce qu’ils dorment pour se remettre des injections de drogue que cet homme… celui qu’elle appelle le Skunk… leur a administrées.
— Bientôt, lui dit Dave. Tu la verras bientôt. » Il posa sa main sur la sienne. Un instant, Lucy donna l’impression qu’elle allait la repousser. Mais elle la serra.
« Je peux commencer pendant le trajet jusqu’à l’appartement de ta grand-mère », lui dit Dan. Il se leva. Avec effort. « Allons-y. »
Il eut le temps de lui raconter comment un homme perdu était monté dans un bus en partance du Massachusetts, direction le Nord, et comment — juste après la frontière de l’État du New Hampshire — il avait jeté ce qui devait être sa dernière bouteille d’alcool dans une poubelle marquée SI VOUS N’EN AVEZ PLUS BESOIN, LAISSEZ-LE ICI. Il lui raconta comment son ami d’enfance Tony lui avait parlé pour la première fois depuis des années alors que le bus entrait dans Frazier. C’est là, c’est le bon endroit, avait dit Tony.
Il fit alors un retour en arrière vers l’époque où il était encore Danny (et parfois Doc, comme dans Quoi de neuf, Doc ?) et où son ami invisible était pour lui une nécessité absolue. Le Don n’étant que l’un des fardeaux, et pas le plus lourd, que Tony l’avait aidé à porter. Le plus lourd étant son père alcoolique, un homme perturbé, et au final dangereux, que Danny et sa mère avaient profondément aimé — peut-être bien pour ses défauts, autant que malgré eux.
« Il était sujet à des colères terribles et il n’y avait pas besoin d’être télépathe pour savoir quand ça allait le prendre. Parce que, en général, il était ivre quand ça le prenait. Je sais qu’il était soûl le soir où il m’a chopé dans son bureau à fouiller dans ses papiers. Il m’a cassé le bras.
— Quel âge avais-tu ? » demanda Dave.
Il s’était installé sur la banquette arrière avec sa femme.
« Quatre ans, je crois. Peut-être moins. Quand il était sur le sentier de la guerre, il avait cette manie de se frictionner la bouche. » Danny montra le geste. « Vous connaissez quelqu’un d’autre qui fait ça quand elle est perturbée ?
— Abra, dit Lucy. Je croyais qu’elle tenait ça de moi. » Elle porta sa main droite à sa bouche, puis l’attrapa de la gauche et la ramena sur ses genoux. Dan avait vu Abra faire exactement le même geste sur le banc devant la bibliothèque municipale d’Anniston, le jour où ils s’étaient rencontrés physiquement pour la première fois. « Je croyais qu’elle tenait aussi de moi son tempérament explosif. Il m’arrive parfois d’être un peu… excessive.
— J’ai pensé à mon père la première fois que je l’ai vue se frotter la bouche, dit Dan. Mais j’avais d’autres choses en tête à ce moment-là. Et ensuite, j’ai oublié. » Ça lui rappela Watson, l’homme à tout faire de l’Overlook, qui avait montré à son père la chaudière défectueuse de l’hôtel. Surveillez-la bien, mon gars, lui avait dit Watson. Parce qu’elle grimpe. Mais à la fin, Jack Torrance avait oublié. C’est pour cette raison que Dan était encore en vie.
« Tu es en train de me dire que tu as déduit notre parenté de cette simple petite manie ? C’est un raccourci plutôt audacieux, surtout quand on voit que c’est moi qui te ressemble, et pas Abra — elle tient plus de son père physiquement. » Lucy se tut, réfléchissant. « Mais évidemment, vous partagez une autre caractéristique familiale… Dave dit que tu l’appelles le Don. C’est grâce à ça que tu as su, n’est-ce pas ? »
Dan secoua la tête. « L’année où mon père est mort, je me suis fait un ami. Il s’appelait Dick Hallorann, c’était le chef cuisinier de l’hôtel Overlook. Lui aussi avait le Don et il m’a dit que des tas de gens l’avaient un peu. Il avait raison. J’ai rencontré plein de gens dans ma vie qui ont une étincelle du Don. Billy Freeman est l’un d’eux. C’est pour ça qu’il est avec Abra en ce moment. »
John engagea le Suburban dans le petit parking à l’arrière de la copropriété de Concetta, mais pendant un moment, aucun d’eux ne bougea. En dépit de son inquiétude pour sa fille, Lucy était fascinée par cette leçon d’histoire. Dan n’avait pas besoin de la regarder pour le savoir.
« Si ce n’est pas non plus le Don, alors c’est quoi ?
— Quand nous étions en route pour Cloud Gap à bord du Riv, Dave a fait allusion à une malle que Concetta conserverait dans la cave de son immeuble.
— Oui, une malle ayant appartenu à ma mère. » Lucy foudroya Dave du regard de reproche réservé aux conjoints qui se sont laissés aller à parler à tort et à travers. « Je n’avais aucune idée que Momo avait gardé certaines de ses affaires.
— Il a aussi évoqué le fait que lorsque Alessandra a arrêté ses études à l’université d’Albany, elle faisait son stage d’élève-professeur dans un lycée du Vermont, ou du Massachusetts. Il se trouve que mon père enseignait l’anglais dans un lycée du Vermont, Stovington Prep, jusqu’à ce qu’il perde son poste pour avoir brutalisé un élève. Et d’après ma mère, lui aussi aimait bien faire la fête en ce temps-là. Dès que j’ai su qu’Abra et Billy étaient en sécurité, j’ai fait quelques additions dans ma tête. Et les dates semblaient concorder. Mais je me suis dit que si quelqu’un savait quelque chose de précis, ce serait la mère d’Alessandra.