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Les mouches de la mort. Mr. Businessman était un mort en sursis qui s’ignorait.

Voilà pourquoi, au lieu de s’en tenir à ses modestes projets, Dan était quasi sûr d’avoir joué les grands seigneurs. Il se pouvait même qu’il ait changé d’avis au tout dernier moment: il y avait tellement de choses qu’il avait oubliées.

Mais je me souviens des mouches.

Oui, ça il s’en souvenait. L’alcool étouffait le Don, l’endormait, le mettait K.O., mais Dan n’était même pas sûr que les mouches étaient dues au Don. Elles apparaissaient quand bon leur semblait, qu’il soit ivre ou à jeun.

Il pensa encore: Je dois me tirer d’ici.

Il pensa encore: Je voudrais être mort.

2

Avec un petit ronflement étouffé, Deenie se retourna, dos à la cruelle lumière matinale. À part le matelas par terre, il n’y avait aucun meuble dans la pièce ; même pas un bureau d’occase dans un coin. Le placard était ouvert et Dan avait vue sur l’essentiel de la maigre garde-robe de Deenie entassée dans deux paniers en plastique de lavomatic. Les quelques fringues sur cintre avaient tout l’air de tenues réservées à la tournée des bars. Il aperçut un T-shirt rouge avec SEXY GIRL imprimé en paillettes sur le devant et une jupe en jean à l’ourlet savamment effrangé. Il vit aussi deux paires de tennis, deux paires de ballerines et une paire de talons hauts à brides, sexy. Mais pas traces de sandales en liège. Et ses propres Reebok éculées n’étaient pas là non plus.

Impossible de se rappeler s’ils s’étaient déchaussés en entrant, mais s’ils l’avaient fait, leurs pompes devaient être dans le salon, pièce dont il se souvenait — vaguement. Le sac à main de Deenie risquait d’y être aussi. Peut-être qu’il lui avait confié l’argent liquide qu’il lui restait, pour qu’elle le garde en sécurité. Peu probable, mais possible.

Il transporta sa pauvre tête malade à l’autre bout du couloir où, d’après ses estimations, devait se trouver la seule autre pièce de l’appartement. Elle comprenait un coin kitchenette équipé d’une plaque chauffante, avec un petit réfrigérateur coincé sous le comptoir. Côté salon, un canapé victime d’une hémorragie de mousse monté sur deux briques pour remplacer le pied manquant faisait face à une grosse télé dont l’écran était fêlé de haut en bas. La fêlure avait été rafistolée avec du scotch d’emballage dont on avait laissé le rouleau pendouiller dans l’angle. Deux ou trois mouches s’y étaient collées, dont l’une se débattait encore faiblement. Dan la fixa avec une fascination morbide, se faisant la réflexion (pas pour la première fois) que l’œil, les lendemains de cuite, a une capacité stupéfiante à repérer les détails les plus sordides dans n’importe quel paysage.

Devant le canapé, il y avait une table basse et, dessus, un cendrier plein de mégots, une pochette en plastique remplie de poudre blanche et un magazine People saupoudré de restes. À côté, pour compléter le tableau, un billet de un dollar encore à moitié roulé. Dan ignorait combien ils en avaient sniffé, mais à voir ce qui restait dans la pochette, il pouvait dire adieu à ses cinq cents dollars.

Merde. J’aime même pas la coke. Et comment j’ai pu la sniffer ? Je peux à peine respirer.

Il l’avait pas sniffée. Elle l’avait sniffée. Lui s’en était juste frictionné les gencives. Tout commençait à lui revenir. Il aurait préféré que non, mais c’était trop tard.

Les mouches de la mort dans les toilettes pour hommes, entrant et sortant de la bouche de Mr. Businessman, grouillant sur sa figure et les surfaces humides de ses yeux. Mr. Dealer demandant à Dan ce qu’il regardait. Dan lui répondant, rien, aucune importance, voyons voir plutôt ce que t’as. Mr. Dealer avait de quoi. Ces mecs ont toujours de quoi. Et puis, nouveau taxi pour retourner à l’appart’ de Deenie, elle sniffant déjà sur le dos de sa main, trop avide — ou trop en manque — pour attendre. Tous deux essayant de chanter Mr. Roboto.

Il avisa les sandales à semelles compensées et les Reebok juste à côté de la porte et d’autres souvenirs glorieux affluèrent. Elle s’était pas déchaussée, non, elle avait simplement laissé choir ses sandales de ses pieds car, à ce moment-là, Dan avait solidement refermé ses mains sur son cul et elle avait noué ses jambes autour de sa taille. Son cou sentait le parfum, son haleine les couennes de porc fumées. Ils en avaient dévoré par poignées avant de rejoindre la table de billard.

Dan enfila ses tennis, puis gagna la kitchenette, où il pensait trouver peut-être du café instantané dans le placard. Pas de café, mais il avisa le sac à main de Deenie par terre. Il crut se souvenir qu’elle l’avait lancé vers le canapé et qu’elle avait ri en loupant sa cible. La moitié du contenu s’était répandue, dont un petit portefeuille en faux cuir rouge. Dan remit tout le bordel dedans et apporta le sac à la cuisine. Il savait très bien que son fric dormait maintenant dans la poche du jean haute couture de Mr. Dealer, mais quelque chose en lui voulait qu’il en reste au moins un peu, ne serait-ce que parce qu’il avait besoin qu’il en reste. Dix dollars suffiraient pour trois whiskys ou deux packs de six, mais il allait lui en falloir beaucoup plus que ça aujourd’hui.

Il repêcha le portefeuille dans le sac et l’ouvrit. Il contenait des photos — quelques-unes de Deenie avec un type qui lui ressemblait trop pour ne pas être son frère ou son cousin, quelques-unes de Deenie avec un bébé dans les bras, une de Deenie en robe de bal de fin d’année avec pour cavalier un ado avec des dents de cheval et un épouvantable smoking bleu. Le compartiment des billets était gonflé. Dan retrouva l’espoir, mais quand il l’ouvrit, il découvrit un rouleau de coupons alimentaires. Il y avait aussi quelques billets: deux de vingt et trois de dix.

C’est mon fric. Ce qu’il en reste, en tout cas.

Il n’était pas dupe. Jamais il aurait filé sa paye de la semaine à une rencontre de hasard, biturée par-dessus le marché, pour qu’elle la lui garde dans son sac. Ce fric était à elle.

Ouais, la coke aussi, c’était son idée à elle. Et est-ce que c’était pas à cause d’elle si ce matin il avait non seulement plus un rond, mais en plus la gueule de bois ?

Non. T’as la gueule de bois parce que t’es un ivrogne. Et t’as plus un rond parce que t’as vu les mouches de la mort.

C’était peut-être vrai, mais si elle avait pas insisté autant pour aller acheter de la dope à la gare, jamais il aurait vu ces saloperies de mouches.

Elle a peut-être besoin de ces sept sacs pour les courses.

Ouais. Un pot de beurre de cacahuètes et un de confiture de fraise. Plus un paquet de pain de mie pour tartiner dessus.

Ou pour le loyer. Elle en a peut-être besoin pour le loyer.

Si elle avait besoin de fric pour le loyer, elle avait qu’à revendre sa télé. Peut-être que son dealer la lui rachèterait, écran fêlé et tout. De toute façon, elle irait pas bien loin avec soixante-dix dollars pour un mois de loyer, même pour un trou comme ici.

Cet argent n’est pas à toi, Doc. Ça, c’était la voix de sa mère, la dernière qu’il avait besoin d’entendre quand il avait une gueule de bois à tout péter et désespérément besoin de boire un coup.

« Va te faire foutre, m’man », dit-il tout bas mais avec conviction. Il prit le fric, le fourra dans sa poche, remit le portefeuille dans le sac et se retourna.

Un gosse était là.

Il pouvait avoir dans les dix-huit mois. Son T-shirt des Braves d’Atlanta lui arrivait aux genoux, mais la couche qu’il portait en dessous dépassait parce qu’elle était pleine de pisse et lui pendouillait sur les chevilles. Le cœur de Dan fit un bond gigantesque dans sa poitrine et sa tête résonna d’un soudain et formidable fracas comme si le dieu Thor en personne y avait balancé un coup de marteau. Pendant une seconde, il eut la certitude qu’il allait faire une attaque cérébrale, une crise cardiaque, ou les deux à la fois.