— Est-ce qu’elle savait ? » demanda Lucy. Elle était penchée vers l’avant, les mains en appui sur la console centrale entre les deux sièges.
« Pas tout. Et nous n’avons pas eu beaucoup de temps ensemble, mais elle en savait assez. Elle ne se souvenait plus du nom du lycée où ta mère était en stage, mais elle savait que c’était dans le Vermont. Et que sa fille avait eu une brève aventure avec l’un de ses tuteurs. Qui était, disait-elle, un écrivain publié. » Dan se tut. « Mon père était un écrivain publié. Quelques nouvelles, seulement, mais certaines étaient parues dans de très bonnes revues, comme l’Atlantic Monthly. Concetta ne lui a jamais demandé comment s’appelait cet homme, et Alessandra ne le lui a jamais dit, mais si son dossier universitaire se trouve dans cette malle, je suis à peu près sûr que tu y découvriras que son tuteur était John Edward Torrance. » Il bâilla et consulta sa montre. « C’est tout ce que je peux faire pour le moment. Entrons. Trois heures de sommeil pour tous, puis direction le nord de l’État de New York. Il n’y aura pas de circulation et nous devrions y arriver assez vite.
— Tu me jures qu’elle est en sécurité ? » insista Lucy.
Dan confirma d’un signe de tête.
« D’accord. J’attendrai. Mais trois heures, pas plus. Quant à dormir… » Elle rit. Mais c’était un rire sans humour.
Dès qu’ils entrèrent dans l’appartement de Concetta, Lucy fila à la cuisine programmer l’horloge du micro-ondes. Elle la montra à Dan. « Trois heures et demie du matin, on décolle. » Il fit oui de la tête et bâilla encore.
Elle le considéra gravement. « Je partirais bien sans toi, tu sais. Tout de suite. »
Il sourit un peu. « Je crois que tu as intérêt à entendre d’abord le reste de l’histoire. »
Elle hocha sévèrement la tête.
« Outre le fait que ma fille a besoin de dormir pour purger la drogue qui l’a empoisonnée, c’est la seule chose qui me retient ici. Maintenant, va t’allonger avant de t’écrouler. »
Dan et John prirent la chambre d’amis. Le papier peint et les meubles disaient clairement que c’était une chambre destinée à une petite fille très spéciale, mais Chetta devait parfois y accueillir d’autres hôtes car il y avait deux lits jumeaux.
Alors qu’ils étaient étendus dans l’obscurité, John dit: « Dis-moi, Dan, ce n’est pas non plus une coïncidence si cet hôtel où tu as séjourné quand tu étais petit se trouve aussi dans le Colorado ?
— Non.
— Cette tribu se trouve dans la même ville ?
— Exact.
— Et l’hôtel était hanté ? »
Les gens-fantômes, songea Dan. « Oui. »
Puis John dit quelque chose qui surprit Dan et l’éloigna momentanément des rives du sommeil. Dave avait dit vrai: les choses les plus difficiles à voir sont celles qu’on a juste sous les yeux. « C’est logique, j’imagine… une fois qu’on accepte l’idée qu’il puisse y avoir des êtres surnaturels parmi nous et qu’ils se nourrissent de nous… qu’un endroit maléfique attire à lui des êtres maléfiques. Ils doivent s’y sentir tout à fait chez eux. Est-ce que tu penses que ces Nœuds ont d’autres endroits comme ça, ailleurs dans le pays ? Des… je ne sais pas comment dire… des points froids ?
— Je suis sûr que oui. » Dan posa son bras sur ses yeux. Tout son corps était douloureux et sa tête tambourinait. « Johnny, j’adorerais passer la nuit à refaire le monde avec toi, mais il faut que je dorme.
— D’accord, mais… » John se souleva sur un coude. « Je sais que tu aurais bien voulu partir directement de l’hôpital, comme le voulait Lucy. Parce que tu te fais autant de souci qu’eux pour Abra. Tu la crois en sécurité mais tu pourrais te tromper.
— Non. » Et il espéra qu’il disait vrai. Il devait l’espérer, car il était tout simplement incapable de partir maintenant. Il devait absolument dormir. Tout son corps réclamait le sommeil à cor et à cri.
« Qu’est-ce qui t’arrive, Dan ? Tu as une mine épouvantable.
— Rien. Juste fatigué. »
Puis il sombra, d’abord dans l’obscurité, puis dans un cauchemar confus où il courait dans des couloirs interminables pendant qu’une Forme non identifiée le suivait, balançant un maillet d’un côté à l’autre, éraflant le papier peint et faisant voler des nuages de plâtre. Viens ici, petit merdeux ! hurlait la Forme. Viens ici recevoir ta raclée !
Puis Abra fut avec lui. Ils étaient assis sur le banc devant la bibliothèque municipale d’Anniston, sous un soleil de fin d’été. Elle lui tenait la main. Tout va bien, oncle Dan. Tout va bien. Avant de mourir, ton père a retourné cette Forme comme un gant. Tu n’as pas besoin de…
La porte de la bibliothèque s’ouvrit en claquant et une femme émergea dans la lumière du soleil. De formidables nuages de cheveux noirs ondulaient autour de sa tête et pourtant, son chapeau haut de forme crânement incliné ne tombait pas. Il tenait comme par magie.
« Oh, regardez qui voilà, disait-elle. C’est Dan Torrance, l’homme qui a volé son argent à une femme pendant qu’elle cuvait sa cuite puis qui a laissé son môme mourir sous les coups. »
Elle souriait à Abra, révélant une dent unique. Qui paraissait aussi longue et effilée qu’une baïonnette.
« Qu’est-ce qu’il va te faire à toi, mon petit trésor ? Qu’est-ce qu’il te fera à toi ? »
Lucy le réveilla à trois heures trente pétantes, mais quand il tendit le bras pour réveiller John, elle secoua la tête. « Laisse-le dormir un peu plus. Mon mari ronfle encore sur le canapé. » Elle souriait. « Ça me fait penser au Jardin de Gethsemani. Jésus reprochant à Pierre: “Ainsi tu n’as même pas pu veiller une heure avec moi ?” Ou quelque chose d’approchant. Mais je n’ai aucun reproche à faire à David, je pense: lui aussi l’a vu. Viens. J’ai fait des œufs brouillés. Tu m’as l’air d’en avoir bien besoin. Tu es plus mince qu’un fil. » Elle se tut et ajouta: « Frère. »
Dan n’avait pas spécialement faim, mais il la suivit à la cuisine. « Lui aussi a vu quoi ?
— J’étais en train de ranger les papiers de Momo — il fallait que je m’occupe pour m’empêcher de penser et pour tuer le temps — quand j’ai entendu un clonk dans la cuisine. »
Elle lui prit la main et le mena devant la paillasse entre la gazinière et le frigo. Là, il y avait une rangée de bocaux d’apothicaire à l’ancienne et celui qui contenait le sucre avait été renversé. Un message était tracé dans la traînée blanche.
Malgré sa fatigue, Dan songea à son tableau noir et ne put s’empêcher de sourire. C’était du Abra pur sucre !
« Elle a dû se réveiller juste assez pour faire ça, dit Lucy.
— Non, je ne crois pas », dit Dan.
Lucy lui lança un regard interrogateur depuis la gazinière où elle lui servait une assiette d’œufs brouillés.