— Lequel ?
— Ils sont malades, dit John. C’est la rougeole, d’après Abra. Ils ont pu l’attraper avec le petit Trevor. J’ignore si on peut appeler ça un châtiment divin ou juste l’ironie du sort.
— La rougeole ?
— Je sais, ça peut paraître peu de chose, mais croyez-moi, c’est beaucoup. Vous savez comment, avant l’époque des vaccins, une épidémie de rougeole pouvait passer par tous les enfants d’une même famille ? Eh bien, c’est ce qui est en train d’arriver à ces Nœuds, et ça pourrait les décimer.
— Super ! » s’écria Lucy. Le sourire mauvais qu’elle avait sur le visage était bien connu de Dan.
« Sauf s’ils s’imaginent que la super vapeur d’Abra peut les guérir, dit Dave. Il faut bien que tu comprennes ça, chérie. Ce n’est pas juste une petite échauffourée. Pour cette salope, c’est une lutte à mort. » Il hésita, puis s’obligea à dire le reste. Car il le fallait. « Si Rose peut mettre la main sur elle, elle mangera notre fille vivante. »
Lucy demanda: « Où sont-ils ? Ces Nœuds Vrais, où sont-ils ?
— Colorado, dit Dan. Bluebell Campground, un camping dans la ville de Sidewinder. » Que le site du camping soit aussi l’endroit même où il avait failli mourir entre les mains de son père, il ne tenait pas à le dire, car cela aurait entraîné d’autres questions et d’autres exclamations sur les coïncidences. La seule chose dont Dan était sûr, c’est qu’il n’y avait pas de coïncidences.
« Cette ville de Sidewinder doit bien avoir un poste de police, dit Lucy. Nous allons les appeler et les mettre sur l’affaire.
— En leur disant quoi ? » Le ton de John était aimable, dépourvu de toute polémique.
« Eh bien… que…
— Si tu réussissais vraiment à faire monter les flics jusqu’au camping, dit Dan, ils ne trouveraient qu’une bande d’Américains plus ou moins âgés. D’inoffensifs camping-caristes, du genre qui veulent toujours vous montrer des photos de leurs petits-enfants. Leurs papiers seraient tous irréprochables, des carnets vétérinaires de leurs chiens jusqu’à leurs titres de propriété. Si les flics arrivaient à obtenir un mandat de perquisition — et ils n’en demanderaient même pas, aucun motif valable —, ils ne trouveraient aucune arme, parce que les Nœuds Vrais n’ont pas besoin d’armes. Leurs armes sont ici. » Dan se toucha le front. « Tu serais la mère folle du New Hampshire, Abra serait ta fille fugueuse et nous, tes amis cinglés. »
Lucy pressa ses paumes contre ses tempes. « Je n’arrive pas à croire ce qui est en train d’arriver.
— Si tu faisais des recherches, je pense que tu découvrirais que ces Nœuds Vrais, déclarés sous je ne sais quel nom d’entreprise, ont toujours été de très généreux donateurs pour cette ville particulière du Colorado. On ne chie pas dans son nid, on le remplit de plumes. Ainsi, quand viennent les mauvais jours, on a des tas d’amis.
— Ces salauds-là rôdent dans les parages depuis longtemps, dit John. Je me trompe ? Puisque ce qu’ils retirent principalement de cette vapeur, c’est la longévité.
— J’en suis pratiquement sûr, dit Dan. Et en bons Américains, je suis sûr aussi qu’ils ont bien mis tout ce temps à profit pour faire de l’argent. Assez d’argent pour huiler un maximum de rouages beaucoup plus gros que ceux qui tournent à Sidewinder. Des rouages d’État. Des rouages fédéraux.
— Et cette Rose… elle ne s’arrêtera jamais.
— Non. » Dan pensait à la vision qu’il avait eue d’elle. Le chapeau incliné. La bouche béante. La dent unique. « Elle a jeté son dévolu sur votre fille. Abra lui tient terriblement à cœur.
— Une femme qui se maintient en vie en tuant des enfants n’a pas de cœur, dit Dave.
— Oh si, elle en a un, dit Dan. Mais il est très noir. »
Lucy se leva. « Bon, ça suffit. Je veux partir tout de suite la chercher. Allez tous aux toilettes avant de partir, parce qu’une fois lancés, nous ne nous arrêterons plus avant d’arriver au motel. »
Dan demanda, « Concetta a-t-elle un ordinateur ? J’aurais besoin de faire une vérification rapide avant qu’on parte. »
Lucy soupira. « Il est dans son bureau et j’imagine que tu peux deviner le mot de passe. Mais si ça te prend plus de cinq minutes, on part sans toi. »
Rose était étendue dans son lit, éveillée, raide comme un tisonnier, tremblante de vapeur et de fureur.
Lorsqu’un moteur démarra à deux heures moins le quart, elle l’entendit. Steve Vap’ et Baba la Russe. Lorsqu’un autre démarra à quatre heures moins vingt, elle l’entendit aussi. Cette fois, c’étaient les Petits Jumeaux, Pois Sec et Graine à Canari. Slim Terri Pickford était avec eux, guettant sans doute nerveusement par la vitre arrière le moindre signe de Rose. Mo Ka avait demandé à être du voyage — avait supplié pour être du voyage — mais ils l’avaient envoyée bouler parce qu’elle était déjà porteuse de la maladie.
Rose aurait pu les arrêter, mais pourquoi se fatiguer ? Qu’ils découvrent donc tout seuls à quoi ressemblait la vie en Amérique sans la protection du Nœud Vrai, que ce soit à l’arrêt au camp ou pour veiller sur leurs arrières quand ils étaient sur la route. Surtout quand je dirai à Double P de désintégrer leurs cartes de crédit et de vider leurs comptes en banque bien garnis, pensa-t-elle.
Double P, c’était pas Jimmy Zéro, mais il saurait quand même s’en tirer, il lui suffirait pour ça d’appuyer sur un bouton. Et il serait là, fidèle au poste. Double P resterait, lui. Comme tous les bons… presque tous les bons. Phil Amphet’, Flac Annie et Dada Doug avaient déjà déserté. Ils avaient mis la décision au vote et choisi de mettre cap au sud. Dada leur avait expliqué qu’on ne pouvait plus faire confiance à Rose et qu’en outre, il était grand temps pour eux de sectionner le Nœud.
Bonne chance à toi, mon joli, pensa-t-elle, crispant et décrispant les poings.
Faire exploser la Tribu était une idée affreuse, mais éclaircir le troupeau en était une bonne. Donc, que les faiblards fuient et que les crevards crèvent. Quand la petite bâtarde serait crevée elle aussi et qu’ils auraient sucé sa vapeur (Rose ne se faisait plus d’illusions sur la possibilité de la garder prisonnière), les vingt-cinq et quelques qui restaient seraient plus forts que jamais. Elle pleurait Skunk et savait qu’elle n’avait personne pour le remplacer, mais Charlie le Crack ferait de son mieux. Comme Sam Cam… Bitovent… Folle Foune et Long Paul… Grande G aussi, pas la lumière des lumières, mais loyale et d’une obéissance aveugle.
De plus, les autres partis, la vapeur qu’elle avait encore en réserve durerait plus longtemps et les rendrait plus forts. Ils auraient besoin d’être forts.
Arrive, petite bâtarde, pensa Rose. Voyons voir si tu seras aussi forte quand on sera deux douzaines contre toi. Voyons voir comment tu t’en sortiras quand ça sera toi toute seule contre le Nœud Vrai. On sucera ta vapeur et on lapera ton sang. Mais d’abord, on boira tes cris.
Fixant l’obscurité au-dessus d’elle, Rose entendait s’estomper les voix des fuyards, des incroyants.
À sa porte résonna un coup timide, discret. Elle resta encore allongée quelques secondes en silence, méditant, puis se leva.
« Entre. »
Elle était nue et ne fit aucun geste pour se couvrir lorsque Sarey la Muette se glissa à l’intérieur, informe dans l’une de ses chemises de nuit de flanelle, sa frange gris souris lui mangeant le front et couvrant presque ses yeux. Comme toujours, elle semblait à peine là, même quand elle y était.