Выбрать главу

(tu comprends bien le mot que tu dois lui marteler ?)

Oui, bien sûr.

(parce que tu dois l’aiguillonner tu sais ce que ça)

(oui je sais ce que ça veut dire)

La rendre folle. Folle furieuse.

Abra continuait à inhaler le brouillard. La route qui les avait amenés jusqu’ici n’était plus qu’une égratignure, les arbres d’en face avaient complètement disparu. Le bureau du motel aussi. Des fois, elle aurait bien voulu être comme ça, toute blanche à l’intérieur. Mais des fois seulement. Au plus profond de son cœur, elle n’avait jamais regretté d’être ce qu’elle était.

Quand elle se sentit prête — aussi prête qu’elle le serait jamais —, Abra retourna dans sa chambre et ferma la porte de communication pour ne pas déranger Mr. Freeman au cas où elle devrait parler fort. Elle consulta les instructions pour utiliser le téléphone, fit le 9 pour obtenir une ligne extérieure, puis le numéro des renseignements pour demander le numéro de l’Overlook Lodge au Bluebell Campground à Sidewinder dans le Colorado. Je pourrais te donner le numéro du standard, lui avait dit Dan, mais tu tomberais sur un répondeur.

Dans le bâtiment où les hôtes prenaient leurs repas et jouaient à des jeux de société, le téléphone sonna longtemps. Dan avait dit que ça serait probablement le cas et qu’elle devrait juste attendre que ça décroche. Et puis, il serait deux heures plus tôt, là-bas.

Finalement, une voix grognon répondit: « Allô ? Si vous voulez le standard, vous vous êtes trompé de num…

— Je veux pas le standard », dit Abra. Elle espérait que les battements sourds et précipités de son cœur n’étaient pas audibles dans sa voix. « Je veux Rose. Rose Claque. »

Un blanc. Puis: « Qui est à l’appareil ?

— Abra Stone. Vous connaissez mon nom, n’est-ce pas ? Je suis la fille qu’elle cherche. Dites-lui que je rappellerai dans cinq minutes. Si elle est là, on parlera. Si elle n’y est pas, dites-lui qu’elle peut aller se faire foutre. Je rappellerai pas. »

Abra raccrocha, baissa la tête, enfouit son visage brûlant dans ses mains et prit plusieurs longues et profondes respirations.

2

Rose buvait un café, assise au volant de son EarthCruiser, les pieds sur le compartiment secret contenant la réserve de cartouches de vapeur, lorsqu’on frappa à sa porte. Un visiteur à une heure aussi matinale ne pouvait signifier qu’un surcroît d’emmerdes.

« Oui, dit-elle. Entrez. »

C’était Long Paul, en robe de chambre sur un pyjama enfantin décoré de voitures de course. « Le téléphone public du Lodge s’est mis à sonner. D’abord, j’ai laissé courir, pensant que c’était une erreur. Et j’étais en train de faire le café à la cuisine. Mais comme ça insistait, j’ai répondu. C’était cette fille. Elle voulait te parler. Elle a dit qu’elle rappellerait dans cinq minutes. »

Sarey la Muette se redressa dans le lit, clignant des yeux derrière sa frange, le drap serré autour de ses épaules comme un châle.

« Bouge de là », lui dit Rose.

Sarey obéit sans un mot. Par le large pare-brise de son EarthCruiser, Rose la regarda se traîner pieds nus jusqu’au Bounder qu’elle avait partagé avec la Piquouse.

Cette fille.

Au lieu de courir se cacher, la petite bâtarde passait des coups de fil ! J’t’en foutrais d’un putain de culot. Son idée à elle, ça ? Mon œil ! C’était plutôt dur à avaler.

« Qu’est-ce que tu fabriquais à la cuisine si tôt le matin ?

— Je pouvais pas dormir. »

Elle se tourna vers Paul. Rien qu’un grand type âgé au physique banal avec des cheveux clairsemés et des lunettes à double foyer perchées sur le bout de son nez. Un pecno aurait pu le croiser dans la rue tous les jours de l’année sans le voir, mais Paul avait ses propres aptitudes. Pas le talent d’endormeuse d’Andi, ni celui de rabatteur de Grand-Pa Flop, mais il pouvait se montrer très persuasif. S’il s’employait à persuader un pecno de gifler sa femme — ou qui que ce soit, en fait —, on pouvait être sûr que cette femme serait giflée, et énergiquement. Chacun dans la Tribu avait ses petits talents: c’était leur ciment.

« Fais-moi voir tes bras, Paulie. »

Il soupira et remonta les manches de sa robe de chambre et de son pyjama jusqu’à ses coudes fripés. Les boutons rouges étaient là.

« Quand sont-ils apparus ?

— J’ai aperçu les premiers hier après-midi.

— T’as de la fièvre ?

— Ouais. Un peu. »

Elle plongea le regard dans ses yeux confiants, honnêtes et eut envie de l’étreindre. Certains avaient filé, mais Long Paul était resté. Comme la plupart. Ils seraient sûrement assez nombreux pour régler son compte à la petite bâtarde si elle était vraiment assez crétine pour rappliquer. Et c’était pas à exclure. Quelle môme de treize ans est pas complètement crétine ?

« Ça va aller, t’inquiète pas », lui dit-elle.

Il soupira encore. « J’espère. Sinon, ç’aura été une sacrée bonne virée qu’on a fait.

— Je veux pas entendre ça. Tous ceux qui restent iront bien. C’est ma promesse et je tiens mes promesses. Maintenant, voyons voir ce que notre petite amie du New Hampshire a à dire pour sa défense. »

3

Rose s’était assise depuis moins d’une minute sur une chaise, à côté du grand tambour en plastique de tirage du Bingo (sa tasse de café refroidissant posée près d’elle), quand la sonnerie du téléphone public du Lodge explosa avec une stridence du XXe siècle qui la fit sursauter. Elle le laissa sonner deux fois avant de soulever le récepteur et de parler de sa voix la plus modulée. « Bonjour, ma chère. Vous auriez pu me joindre mentalement, vous savez. Cela vous aurait économisé le coût d’un appel longue distance. »

La petite bâtarde en aurait été fort mal avisée. Abra Stone n’était pas la seule à savoir tendre des pièges.

« J’arrive », dit la môme. Sa voix était si jeune, si fraîche ! À la pensée de toute la vapeur utile qui sortirait de tant de fraîcheur, Rose sentit l’avidité monter en elle comme une soif ardente.

« Tu m’en diras tant. T’es bien sûre de vouloir faire ça, mon trésor ?

— Vous serez là si je viens ? Ou il n’y aura que vos rats domestiqués ? »

Rose ressentit un frisson de colère. Pas bon, ça, mais faut dire qu’elle avait jamais été du matin.

« Et pourquoi n’y serais-je pas, ma chère ? » Elle conservait une voix calme et légèrement indulgente: une voix de mère (ou du moins l’imaginait-elle ; elle n’avait jamais été mère) s’adressant à un bambin prompt aux trépignements de colère.

« Parce que vous êtes lâche.

— Je suis curieuse de savoir sur quoi tu fondes ta présomption », dit Rose. Son ton était le même — indulgent, légèrement amusé — mais sa main s’était crispée sur le téléphone qu’elle pressait plus fort contre son oreille. « Alors que tu ne m’as jamais rencontrée.

— Oh, que si. Dans ma tête, et je vous ai envoyée péter et vous avez détalé la queue entre les jambes. Et vous tuez des enfants. N’y a que des lâches pour tuer des enfants. »

T’as pas à te justifier devant une môme, se dit-elle. Surtout une pecnode. Mais elle s’entendit dire: « Tu ne sais rien de nous. De ce que nous sommes et de ce que nous devons faire pour survivre.