— Une tribu de lâches, voilà ce que vous êtes, dit la petite bâtarde. Vous vous croyez tellement talentueux et forts mais vous êtes bons qu’à une chose, manger la vie des autres et vivre longtemps. Vous êtes comme des hyènes. Vous tuez les faibles et puis vous fuyez. Lâches. »
Le mépris dans sa voix était comme de l’acide dans l’oreille de Rose. « C’est faux !
— Et vous êtes la lâche en chef. Vous êtes pas venue me chercher, hein ? Non, pas vous. Vous avez envoyé les autres à votre place.
— Allons-nous avoir une conversation raisonnable ou…
— Vous trouvez ça raisonnable de tuer des enfants pour leur voler leur substance mentale ? Qu’est-ce qu’il y a de raisonnable là-dedans, espèce de lâche vieille pétasse ? Vous avez envoyé vos amis faire votre boulot, vous vous êtes cachée derrière eux, et j’imagine que c’était malin de votre part, parce que maintenant, ils sont tous morts.
— Sale petite bâtarde, tu ne connais rien à rien ! » Rose bondit sur ses pieds. Ses cuisses heurtèrent la table, son café se renversa et ruissela sous le tambour de Bingo. Long Paul, qui lorgnait par la porte de la cuisine, entrevit l’expression de son visage et battit en retraite. « Qui c’est qu’est lâche ? Qui c’est la vraie lâche ? Tu peux dire des trucs pareils au téléphone mais tu pourrais jamais les dire en me regardant en face !
— Vous aurez besoin d’en avoir combien avec vous quand j’arriverai ? railla Abra. Hein, combien, pétocharde pétasse ? »
Rose ne dit rien. Elle devait se ressaisir, elle le savait, mais s’entendre tenir ce langage par une petite pecnode à l’insolence crasse de cour de récré… Et cette môme en savait trop. Beaucoup trop.
« Vous auriez même pas le courage de m’affronter seule, hein ? fit la sale bâtarde.
— Me cherche pas », cracha Rose.
Il y eut un blanc au bout du fil et quand la petite bâtarde reprit la parole, elle avait un ton songeur: « Un duel ? Un contre un ? Non, vous n’oseriez pas. Une lâche comme vous n’oserait pas. Même contre une gamine. Vous êtes une tricheuse et une menteuse. Vous avez l’air belle des fois mais j’ai vu votre vrai visage. Vous êtes rien qu’une vieille pute trouillarde.
— Tu… tu… » Mais elle ne pouvait rien dire de plus. La rage l’étouffait. C’était en partie le choc de se voir — elle, Rose Claque — mise à nue par une môme pour qui « moyen de transport » voulait dire « vélo » et dont le souci majeur avant ces dernières semaines était probablement de savoir quand elle aurait des seins plus gros que des boutons de moustique.
« Mais je vous laisserai peut-être une chance », dit la petite bâtarde. Son assurance et sa témérité désinvolte étaient incroyables. « Bien sûr, si vous m’y obligez, je vous réduirai en miettes. Je m’en fais pas pour les autres, ils sont déjà en train de crever. » Elle alla même jusqu’à rire. « Inoculés par le p’tit gars du base-ball, bien joué, mon gars.
— Si tu viens, je te tuerai », dit Rose. Sa main monta à sa gorge, se referma sur son cou et se mit à presser régulièrement. Plus tard, elle aurait des ecchymoses. « Si tu t’enfuis, je te retrouverai. Et là, tu hurleras pendant des heures avant de crever.
— Je m’enfuirai pas, dit la môme. Et on verra bien qui criera la dernière.
— Et toi, ma chère, combien en auras-tu en renfort derrière ?
— Je serai seule.
— Je ne te crois pas.
— Lisez dans mon esprit, dit la môme. Ou ça aussi, vous avez peur de le faire ? »
Rose ne répondit pas.
« Sûr que vous avez peur. Vous vous souvenez de ce qui est arrivé la dernière fois que vous avez essayé. Je vous ai rendu la monnaie de votre pièce, et vous avez pas aimé, hein ? Hyène. Tueuse d’enfants. Lâche. Trouillarde.
— Arrête… de m’appeler… comme ça.
— Il y a un endroit en haut de la colline, là où vous êtes. Un point de vue panoramique. Ça s’appelle le Toit du Monde. Je l’ai trouvé sur internet. Je vous y donne rendez-vous lundi après-midi à cinq heures. Toute seule. Si vous n’êtes pas seule, si le reste de votre meute de hyènes ne reste pas bien tranquille dans votre salle de réunion pendant qu’on règle nos affaires, je le saurai. Et je m’en irai.
— Je te retrouverai, répéta Rose.
— Vous croyez ! » Elle se foutait carrément d’elle.
Rose ferma les yeux et vit la môme. Elle la vit se contorsionner par terre, la bouche remplie de frelons brûlants, des pointes de feu plantées dans les yeux. Personne me parle comme ça. Jamais.
« J’imagine que vous pourriez me retrouver. Mais le temps que vous y arriviez, combien de vos Nœuds Vrais puants il vous resterait en renfort ? Une dizaine ? quatre ou cinq ? peut-être deux ou trois à peine ? »
Cette idée était déjà venue à l’esprit de Rose. Qu’une môme qu’elle n’avait encore jamais rencontrée face à face en vienne à la même conclusion était bien le plus rageant de tout.
« Le Skunk connaissait Shakespeare, dit la petite bâtarde. Il m’en a cité un passage pas longtemps avant que je le tue. Moi aussi, je le connais un peu, parce qu’on l’a étudié en classe. On a lu qu’une seule pièce, Roméo et Juliette, mais Ms. Franklin nous a donné une liste de ses citations les plus célèbres. Comme “Être ou ne pas être: là est la question” et “Il ne suffit pas de parler, il faut parler juste”. Vous saviez que c’était de Shakespeare ? Pas moi. Vous trouvez pas ça intéressant ? »
Rose ne répondit pas.
« Vous êtes pas du tout en train de penser à Shakespeare, fit la petite bâtarde. Vous êtes en train de penser au plaisir que vous auriez à me tuer. J’ai pas besoin de lire dans votre esprit pour savoir ça.
— Si j’étais toi, je me calterais, dit Rose d’un ton pensif. Aussi vite que tes petites jambes de bébé peuvent te porter. Ça t’avancerait pas beaucoup, mais tu vivrais un peu plus longtemps. »
La petite bâtarde ne se laissa pas démonter: « Il y avait une autre citation. Je m’en souviens pas exactement, mais c’était un truc comme: “sauter avec son propre pétard”. “Être pris à son propre piège”, quoi. Ms. Franklin nous a dit qu’un pétard à cette époque, c’était un genre de bombe comme un bâton de dynamite. Je crois que c’est un peu ce qui est en train d’arriver à votre tribu de lâches. Vous avez pas aspiré la bonne vapeur, vous vous êtes assis sur un pétard et maintenant la bombe est en train de sauter. » Elle s’interrompit. « Vous êtes toujours là, Rose ? Ou vous vous êtes caltée ?
— Arrive, ma jolie », dit Rose. Elle avait retrouvé son calme. « Si tu veux me retrouver en haut du belvédère, j’y serai. Nous contemplerons le panorama ensemble, tu veux ? Et nous verrons qui est la plus forte. »
Elle raccrocha avant que la petite bâtarde puisse ajouter autre chose. Elle avait perdu le sang-froid qu’elle s’était promis de conserver, mais au moins, elle avait eu le dernier mot.
Ou peut-être pas, parce que celui que la petite bâtarde n’avait pas cessé de lui balancer continuait à tourner dans sa tête comme un disque rayé.
Lâche. Lâche. Lâche.
Abra reposa doucement le récepteur téléphonique sur son support. Elle le regarda ; elle caressa même sa surface de plastique, encore brûlante du contact de sa main et humide de sa sueur. Puis, avant qu’elle ait compris que ça allait arriver, elle éclata en sanglots déchirants. Ils la ravagèrent comme une tornade, lui tordant l’estomac, secouant son corps de tremblements. Elle fonça à la salle de bains, toujours pleurant, s’agenouilla devant les toilettes et vomit.