Quand elle ressortit, Mr. Freeman se tenait sur le seuil de la porte de communication, les pans de sa chemise pendouillants, ses cheveux gris tire-bouchonnant. « Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu es malade ? C’est la drogue qu’il t’a donnée ?
— Non, c’est pas ça. »
Il gagna la fenêtre et scruta au-dehors dans le brouillard oppressant. « C’est eux ? Ils arrivent ? »
Momentanément incapable de parler, Abra put seulement secouer la tête avec tant de véhémence que ses couettes voltigèrent. C’était elle qui arrivait et c’était bien ça qui la terrifiait.
Et pas juste pour elle-même.
Immobile sur sa chaise, Rose respirait à longues bouffées pour se calmer. Lorsqu’elle eut repris le contrôle d’elle-même, elle appela Long Paul. Au bout d’une seconde ou deux, il passa prudemment la tête par la porte battante donnant sur la cuisine. Sa mine fit naître le fantôme d’un sourire sur les lèvres de Rose. « Y a pas de danger. Tu peux entrer. Je vais pas te mordre. »
Il s’avança et vit le café renversé. « Je vais nettoyer ça.
— Laisse tomber. C’est qui le meilleur rabatteur qui nous reste ?
— Toi, Rose. » Sans hésitation.
Rose n’avait aucune intention d’approcher mentalement la petite bâtarde. « En dehors de moi.
— Ben… vu qu’on a plus Grand-Pa Flop… ni Barry… » Il réfléchit. « Beckie a une petite touche de rabatteuse, Grande G aussi. Mais je crois que c’est Charlie le Crack qu’en a le plus.
— Il est malade ?
— Il l’était pas hier.
— Envoie-le-moi. J’essuierai le café en attendant. Parce que — écoute-moi bien, Paulie, c’est important —, c’est çui qui a cradossé qui doit nettoyer. »
Après son départ, Rose resta encore un moment assise sans bouger, le menton appuyé sur ses doigts. Elle avait de nouveau les idées claires et la capacité d’élaborer un plan. Ils ne prendraient pas de vapeur aujourd’hui, tout compte fait. Ça pourrait attendre lundi matin.
Finalement, elle alla chercher une poignée de serviettes en papier à la cuisine. Et elle nettoya ce qu’elle avait cradossé.
« Dan ! » Cette fois, c’était John. « Faut qu’on y aille !
— J’arrive, dit-il. Je veux juste aller me passer un peu d’eau froide sur le visage. »
Il longea le couloir en écoutant Abra, hochant légèrement la tête comme si elle avait été là.
(Mr. Freeman veut savoir pourquoi je pleurais pourquoi j’ai vomi qu’est-ce que je dois lui dire)
(pour le moment que j’aurai besoin de lui emprunter sa camionnette c’est tout)
(parce qu’on va continuer vers l’Ouest)
(… ben…)
C’était compliqué, mais elle comprit. La compréhension n’était pas dans les mots et n’avait pas besoin de l’être.
À côté du lavabo, il y avait un porte-brosses à dents. Sur le manche de la plus petite était écrit ABRA en lettres arc-en-ciel. Sur l’un des murs, une petite plaque décorative disait UNE VIE SANS AMOUR C’EST COMME UN ARBRE SANS FRUITS. Il la regarda pendant quelques secondes, en se demandant s’il y avait quelque chose de ce genre dans le programme des AA. La seule chose qui lui revint, c’est Si tu n’as personne à aimer aujourd’hui, tâche au moins de ne blesser personne. Pas vraiment comparable.
Il ouvrit l’eau froide et s’aspergea plusieurs fois le visage, avec vigueur. Puis il attrapa une serviette et leva la tête. Pas de Lucy avec lui sur la photo, cette fois ; juste Dan Torrance, fils de Jack et Wendy, qui s’était toujours cru fils unique.
Son visage était couvert de mouches.
QUATRIÈME PARTIE
LE TOIT DU MONDE
CHAPITRE 18
VERS L' OUEST
De ce samedi-là, le souvenir le plus marquant de Dan ne fut pas le trajet en voiture de Boston jusqu’au Crown Motel car les quatre passagers du 4×4 de John Dalton se parlèrent bien peu. Leur silence n’était ni pesant ni hostile mais exténué — le silence que partagent des gens qui ont beaucoup à penser mais bien peu à dire. Son souvenir le plus marquant fut ce qui se passa lorsqu’ils arrivèrent à destination.
Dan savait qu’elle attendait parce qu’il avait été en contact avec elle durant la majeure partie du trajet, ils s’étaient parlé de cette manière qui leur était devenue familière à tous les deux — moitié par images et moitié par mots. À leur arrivée, elle était assise sur le pare-chocs arrière de la vieille camionnette de Billy. En les voyant, elle bondit sur ses pieds en agitant la main. Au même moment, la couverture nuageuse qui était en train de se désagréger se déchira et un rayon de soleil l’éclaira comme un projecteur. C’était comme si Dieu lui-même lui en tapait cinq !
Lucy lâcha un cri quasi suraigu. John n’avait pas complètement arrêté le Suburban qu’elle avait déjà défait sa ceinture de sécurité et ouvert sa portière. Cinq secondes plus tard, elle serrait sa fille dans ses bras et lui couvrait le sommet de la tête de baisers — c’était le mieux qu’elle pouvait faire vu qu’Abra avait le visage écrasé entre ses seins. Maintenant, le soleil les illuminait toutes les deux de son projecteur.
Retrouvailles de la mère et de l’enfant, songea Dan. Il sourit et cela lui causa une sensation étrange sur le visage. Il s’était écoulé beaucoup de temps depuis son dernier sourire.
Lucy et Dave voulaient ramener Abra dans le New Hampshire et Dan n’y voyait aucune objection. Mais maintenant qu’ils étaient réunis, tous les six avaient besoin de parler. Le gros à queue de cheval était revenu à son poste. Pas de porno pour lui aujourd’hui mais du combat libre en cage. Il leur reloua la chambre 24 avec joie ; peu importe qu’ils y passent la nuit ou pas. Billy fila à Crownville même leur chercher des pizzas. Puis ils s’installèrent, Dan et Abra parlant à tour de rôle pour mettre les autres au courant de tout ce qui s’était produit et de tout ce qui allait se produire. Si toutefois les choses se passaient comme ils l’espéraient.
« Non, objecta aussitôt Lucy. C’est beaucoup trop dangereux. Pour tous les deux. »
John rétorqua avec un sourire triste: « Le plus dangereux serait d’ignorer ces… ces choses. Rose a dit que si Abra ne va pas à elle, c’est elle qui ira à Abra.
— Elle fait, comme qui dirait, une fixation sur elle, dit Billy en choisissant une tranche de poivrons-champignons. C’est courant chez les fous. Il suffit de regarder Dr Phil pour le savoir. »
Lucy fixait sa fille d’un regard réprobateur. « Tu l’as aiguillonnée. C’était extrêmement dangereux, mais, lorsqu’elle se sera calmée… »
Bien que personne ne l’ait interrompue, elle laissa sa phrase en suspens et Dan pensa qu’elle avait peut-être réalisé à quel point, dès qu’on l’énonçait, cette éventualité était peu plausible.
« Ils s’arrêteront pas, maman, dit Abra. Elle s’arrêtera pas.
— Abra sera en sécurité, la rassura Dan. Il y a une roue qui tourne. Je ne sais pas vous l’expliquer mieux que ça. Si les choses tournent mal, Abra fera tourner la roue pour s’échapper. Pour se retirer. Elle m’a promis de le faire.
— C’est vrai, confirma Abra. J’ai promis. »
Dan la fixa d’un regard dur. « Et tu tiendras parole, n’est-ce pas ?
— Oui », dit Abra. Malgré sa réticence évidente, elle avait parlé avec fermeté. « Je tiendrai parole.