— T’as vu l’oncle ?
— Non, elle regardait les montagnes à travers le pare-brise. Elle a dit qu’elles étaient belles…
— Pour être belles, elles sont belles », dit Rose. Un grand sourire s’étirait sur ses lèvres. « T’es pas d’accord, Charlie ?
— … et il lui a dit sûr, qu’elles étaient belles. Ils arrivent, Rose ! Ils arrivent vraiment !
— Elle savait que t’étais là ? »
Charlie la lâcha en fronçant les sourcils. « Je saurais pas dire exactement… Grand-Pa Flop aurait su, lui…
— Dis-moi juste ce que tu penses.
— Sans doute que non.
– Ça me suffit. Retourne t’installer dans un endroit tranquille. Où tu peux te concentrer sans être dérangé. Assieds-toi et écoute. Si, ou plutôt quand tu la choperas à nouveau, préviens-moi. Je veux pas perdre sa trace si je peux l’éviter. Si t’as besoin de plus de vapeur, demande-moi. J’en ai économisé un peu.
— Non, non, ça va. Je vais écouter. Je vais écouter de toutes mes forces ! » Charlie le Crack lâcha un rire un peu fou et repartit au pas de course. Rose pensait qu’il n’avait pas la moindre idée de là où il allait, et elle s’en foutait. Du moment qu’il continuait à écouter.
À midi, Dan et Billy étaient au pied des Flatirons. Alors qu’il regardait les Rocheuses se rapprocher, Dan pensa à toutes les années d’errance au cours desquelles il les avait évitées. Ce qui lui rappela un poème qu’il avait lu un jour, qui disait qu’on peut bien passer des années à fuir, à la fin on se retrouve toujours face à soi-même dans une chambre d’hôtel, une ampoule nue au-dessus de la tête et un revolver sur la table.
Comme ils avaient le temps, ils quittèrent l’autoroute et entrèrent dans Boulder. Billy était affamé. Pas Dan… mais il était curieux. Billy arrêta la camionnette sur le parking d’un Subway mais quand il demanda à Dan quel sandwich il voulait, Dan se contenta de secouer la tête.
« T’es sûr ? T’as encore une rude journée devant toi.
— Je mangerai quand tout sera terminé.
— Bon… »
Billy entra dans le Subway se prendre un Poulet Buffalo. Dan contacta Abra. La roue tourna.
Ping.
Quand Billy revint, Dan désigna du menton son sandwich de trente centimètres de long. « Attends cinq minutes avant de l’attaquer. Je veux profiter d’être à Boulder pour vérifier quelque chose. »
Cinq minutes plus tard, ils étaient dans Arapahoe Street. À deux rues du petit quartier interlope des bars et des boîtes, il demanda à Billy de s’arrêter. « Vas-y, tu peux l’attaquer maintenant. J’en ai pas pour longtemps. »
Dan descendit de la camionnette et resta debout sur le trottoir fissuré, à regarder un immeuble de deux étages détérioré portant l’écriteau APPARTEMENTS MEUBLÉS PRIX POUR LES ÉTUDIANTS. La pelouse était pelée. Les mauvaises herbes poussaient entre les fissures du trottoir. Il avait douté que cet endroit existe toujours, croyant qu’Arapahoe serait devenue une rue de copropriétés habitées par des désœuvrés argentés prenant leur café-latte chez Starbucks, consultant leur compte Facebook vingt fois par jour et tweettant comme des malades. Mais l’immeuble était là et — d’après ce qu’il pouvait en voir — il avait exactement la même gueule qu’autrefois.
Billy le rejoignit, son sandwich à la main. « On a encore cent vingt bornes à faire, Danno. On ferait mieux de se bouger les fesses.
— T’as raison », dit Dan. Et il continua de regarder l’immeuble à la peinture verte écaillée. Autrefois, un petit garçon avait vécu là ; il s’était assis sur ce même bord de trottoir où Billy Freeman mâchonnait en ce moment son énorme sandwich au poulet. Il attendait que son papa rentre de son entretien d’embauche à l’hôtel Overlook, ce petit garçon. Il avait un planeur en balsa à l’aile cassée. Mais c’était pas grave. Quand son papa rentrerait, il le réparerait avec de la colle et du scotch. Et après, peut-être qu’ils le feraient voler ensemble. Son papa avait été un homme effrayant, mais comme ce petit garçon l’avait aimé !
Dan dit: « J’ai vécu ici avec ma mère et mon père avant qu’on déménage à l’Overlook. Pas terrible, hein ? »
Billy haussa les épaules. « J’ai vu pire. »
Dan aussi, au cours de ses années d’errance. L’appartement de Deenie à Wilmington, par exemple.
Il montra du doigt un endroit vers la gauche. « Il y avait des bars par là. L’un d’eux s’appelait le Tambour Brisé. Il existe peut-être toujours: on dirait que la rénovation urbaine a délaissé ce côté-ci de la ville. Quand mon père et moi on passait devant ce bar, il s’arrêtait toujours pour regarder par la vitre, et je sentais combien il avait soif d’y entrer. Tellement soif que ça me donnait soif. J’ai bu pendant de longues années pour étancher cette soif, mais elle peut jamais vraiment être étanchée. Mon père le savait déjà, à l’époque.
— Mais tu l’aimais, j’imagine.
— Oui, je l’aimais », dit-il en fixant toujours l’immeuble d’appartements délabré. Pas terrible, non. Mais Dan ne put s’empêcher de se demander si leurs vies auraient été très différentes s’ils étaient restés vivre là. Si l’Overlook ne les avait pas happés dans ses filets. « Il était bon et mauvais et j’aimais les deux facettes de sa personnalité. Et mon Dieu, je crois que je les aime toujours.
— Toi comme la plupart des gosses, dit Billy. On aime ses parents et on espère toujours le meilleur. Qu’est-ce qu’on peut faire d’autre ? Allez, viens, Dan. Si on doit faire ce qu’on a à faire, faut qu’on y aille. »
Une demi-heure plus tard, Boulder était derrière eux et ils grimpaient dans les Rocheuses.
CHAPITRE 19
LES GENS-FANTÔMES
Malgré l’approche du crépuscule — dans le New Hampshire, tout au moins —, Abra était toujours sur le perron de derrière, les yeux posés sur la rivière. Pippo était tout près, assis sur le couvercle du composteur. Lucy et Dave sortirent et vinrent s’asseoir à ses côtés. John Dalton les regardait depuis la cuisine, une tasse de café froid à la main. Sa sacoche était posée sur le comptoir, mais elle ne contenait rien dont il pourrait se servir ce soir.
« Tu devrais rentrer dîner un peu », dit Lucy. Sachant bien qu’Abra ne voudrait pas — ne pourrait sans doute pas — jusqu’à ce que tout soit fini. Mais on se cramponne au connu. C’était plus facile pour elle que pour sa fille, parce que tout ici paraissait normal et que le danger se trouvait à plus de deux mille kilomètres de là.
Abra avait toujours eu une peau lisse et nette — aussi parfaite que lorsqu’elle était bébé — mais depuis peu, l’acné bourgeonnait autour des ailes de son nez et une vilaine grappe de boutons lui décorait le menton. C’était juste les hormones qui entraient en scène, annonçant le début de la véritable adolescence ; Lucy aurait bien aimé y croire, parce que c’était le cours normal des choses. Mais le stress aussi est cause d’acné. Et puis, il y avait la pâleur de sa fille et ses cernes noirs sous les yeux. Elle paraissait presque aussi malade que Dan lorsque Lucy l’avait vu la dernière fois se hisser avec une lenteur douloureuse dans la camionnette de Mr. Freeman.
« Je peux pas manger maintenant, maman. Pas le temps. Et puis, je vomirais sûrement, de toute façon.
— Encore combien de temps avant que ça commence ? » demanda Dave.