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— Où est Abra ? Qu’avez-vous fait à Abra ?

— Je l’ai tuée, dit Rose d’un ton indifférent. Elle était si inquiète pour toi qu’elle en a baissé sa garde alors je l’ai éventrée de haut en bas. J’ai pas pu lui sucer autant de vapeur que j’aurais voulu, mais j’en ai eu… »

Le monde vira au rouge. Dan referma les mains autour de sa gorge et commença à l’étrangler. Une seule pensée tambourinait dans sa tête: misérable salope, maintenant tu vas la prendre ta raclée, misérable salope, tu vas la prendre ta médecine, misérable salope, tu vas prendre toute la dose.

2

Le tronche-à-vapeur était puissant, mais il avait rien, comparé au jus de la môme. Il se leva, jambes écartées, tête rentrée dans les épaules, poings en avant — la posture de tous les hommes qui ont un jour perdu leur sang-froid et cédé à une rage meurtrière. La colère rend les hommes simples comme bonjour.

Impossible de suivre ses pensées, cependant, car elles avaient viré au rouge. Mais c’était pas grave, puisque la môme se trouvait exactement là où Rose la voulait. Dans son état de choc et de perplexité, Abra avait suivi l’homme jusqu’au moyeu de la roue. Elle serait plus ni choquée ni perplexe très longtemps, de toute façon: la petite Bâtarde Choquée était maintenant la petite Bâtarde Étranglée. Et bientôt elle serait la petite Bâtarde Crevée: sautée avec son propre pétard.

(Oncle Dan non non arrête c’est pas elle)

C’est elle, pensa Rose, intensifiant la pression. Sa dent glissa hors de sa bouche et transperça sa lèvre inférieure. Du sang dégoulina sur son menton et son haut. Elle ne le sentit pas plus qu’elle ne sentait la brise des montagnes souffler dans la masse sombre de ses cheveux. Si, c’est moi. Tu étais mon petit papa, mon petit papa de salle de bar, je t’ai fait vider ton porte-monnaie pour un tas de mauvaise coke, et maintenant c’est le lendemain matin et j’ai besoin de me prendre ma raclée. Ma médecine. C’est ça que tu voulais faire quand tu t’es réveillé à côté de la pute soûle de Wilmington, c’est ce que t’aurais fait si t’avais eu des couilles. Sans oublier aussi son petit bâtard inutile. Ton père savait comment traiter les femmes désobéissantes et stupides, et son père avant lui aussi. Parfois, une femme a juste besoin de prendre sa raclée. Sa méde…

Un grondement de moteur approchait. Mais ce n’était pas plus important que la douleur dans sa lèvre et le goût du sang dans sa bouche. La môme s’étouffait, râlait. Puis une pensée aussi assourdissante qu’un coup de tonnerre lui explosa dans la cervelle, un rugissement de bête blessée:

(MON PÈRE SAVAIT RIEN !)

Rose se débattait encore pour chasser ce cri de son esprit quand la camionnette de Billy Freeman emboutit la base de la plate-forme, lui faisant perdre l’équilibre. Son chapeau tomba et roula.

3

C’était pas l’appartement de Wilmington. C’était sa chambre d’autrefois à l’hôtel Overlook: le moyeu de la roue. Et la femme près de qui il s’était réveillé dans cet appartement miteux ce n’était pas Deenie, et c’était pas Rose non plus.

C’était Abra. Il avait les mains autour de son cou et elle avait les yeux qui lui sortaient de la tête.

Une seconde, elle recommença à se transformer quand Rose tenta de s’insinuer de nouveau en lui, lui insufflant sa rage et augmentant la sienne. Puis quelque chose se produisit et elle disparut. Mais elle reviendrait.

Abra toussait et le dévisageait. Il se serait attendu à la voir sous le choc, mais pour une gamine qui venait presque de mourir étranglée, elle semblait singulièrement calme.

(bon… on savait que ç’allait pas être facile)

« Je ne suis pas mon père ! lui cria Dan. Je ne suis pas mon père !

— C’est sûrement tant mieux, alors », dit Abra. Elle souriait, dis donc. « T’as un foutu caractère, oncle Dan. Je crois bien qu’on est vraiment parents.

— J’ai failli te tuer, dit Dan. Ça suffit, maintenant. Il est temps que tu rentres. Retourne dans le New Hampshire immédiatement. »

Elle secoua la tête. « Je vais devoir y aller — pour un tout petit moment, pas longtemps —, mais là tout de suite t’as besoin de moi.

— Abra, c’est un ordre. »

Elle croisa les bras et resta plantée sur le tapis au cactus.

« Oh, zut. » Il se passa les deux mains dans les cheveux. « T’es un sacré numéro. »

Elle lui prit la main. « On va finir ensemble ce qu’on a commencé. Allez, viens. Sortons de cette chambre. Je suis pas sûre de l’aimer, de toute façon. »

Leurs doigts s’entrelacèrent et la chambre où il avait vécu étant enfant se dissipa.

4

Dan eut le temps d’enregistrer que le capot de la camionnette de Billy était enroulé autour d’un des piliers de la tour du Toit du Monde et que son radiateur explosé fumait. Il vit la version mannequin d’Abra pendue à la fenêtre côté passager, un bras en plastique incliné avec désinvolture derrière elle. Il vit Billy lui-même tentant d’ouvrir la portière froissée côté conducteur. Du sang dégoulinait sur le visage du vieil homme.

Quelque chose prit sa tête dans un étau. Des mains puissantes la lui tordaient, tentant de lui rompre le cou. Puis les mains d’Abra furent là, arrachant celles de Rose. Elle la regardait d’en bas. « Tu vas devoir faire mieux que ça, lâche vieille pétasse. »

Appuyée au garde-fou, Rose la regardait d’en haut tout en rajustant son affreux chapeau selon l’angle correct. « T’as aimé les mains de ton oncle autour de ton cou ? Quels sont tes sentiments envers lui maintenant ?

— C’était vous, c’était pas lui. »

Rose eut un rictus, sa bouche sanglante béa. « Pas du tout, chère. Je me suis juste servie de ce qu’il avait en lui. Tu devrais le savoir, tu es exactement pareille. »

Elle essaie de nous distraire, songea Dan. Mais de quoi ? De ça ?

C’était un petit bâtiment vert — peut-être des cabinets d’extérieur ou une remise de jardin.

(peux-tu)

Dan n’eut pas à terminer sa pensée. Abra se tourna vers la remise et la fixa intensément. Le cadenas grinça, s’ouvrit d’une secousse et tomba dans l’herbe. La porte tourna sur ses gonds. La remise était vide, exception faite de quelques outils et d’une vieille tondeuse. Dan croyait avoir perçu quelque chose là-dedans, mais ça devait juste être ses nerfs à vif. Lorsque tous deux relevèrent les yeux, Rose n’était plus en vue. Elle s’était écartée du garde-fou.

Billy réussit enfin à ouvrir sa portière. Il descendit de sa camionnette, tituba, parvint à ne pas tomber. « Danny ? Tu n’as rien ? » Puis: « C’est Abra avec toi ? Doux Jésus, elle est à peine là !

– Écoute, Billy. Tu peux marcher jusqu’au Lodge ?

— Je crois que oui. Que sont devenus les gens qui s’y trouvaient ?

— Disparus. Je pense que ce serait une très bonne idée si tu y allais maintenant. »

Billy ne discuta pas. Il partit vers le bas de la pente, faisant des embardées comme un poivrot. Du doigt, Dan montra l’escalier menant au belvédère et leva des sourcils interrogateurs. Abra secoua la tête

(c’est ce qu’elle veut)

et, conduisant Dan, commença à contourner le Toit du Monde, jusqu’à ce qu’ils puissent voir le sommet du gibus de Rose. La petite remise de jardin se trouvait maintenant dans leur dos, mais Dan ne s’en souciait plus maintenant qu’il avait vu qu’elle était vide.