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« Vous savez ce que disent les Promesses ? Que nous ne regretterons pas plus le passé que nous ne voudrons l’oublier. Pardonnez-moi de vous le dire mais je pense que c’est une des rares conneries dans un programme plein de vérités. Je regrette beaucoup de choses mais il est temps pour moi de m’en libérer, même si je le fais en traînant les pieds. »

Ils attendirent. Même les deux dames occupées à répartir les parts de pizza sur des assiettes en papier l’observaient, debout à la porte de la cuisine.

« Peu de temps avant que j’arrête de boire, je me suis réveillé à côté d’une femme que j’avais ramassée la veille dans un bar. On était dans son appartement. C’était un taudis. Elle avait pratiquement rien. Je pouvais comprendre ça parce que moi-même, à l’époque, j’avais pratiquement rien et on vivait probablement à Galère City pour la même raison, tous les deux. Et cette raison, vous la connaissez tous. » Il haussa les épaules. « Si t’es l’un de nous, la bouteille te prend tout, c’est tout. D’abord un peu, puis beaucoup, puis tout.

« Cette femme s’appelait Deenie. Je ne me rappelle pas grand-chose d’elle, mais ça, je m’en souviens. Je me suis rhabillé et je suis parti. Mais d’abord, j’ai pris son argent. Et il se trouve qu’en fait, elle avait au moins une chose que je n’avais pas, parce que pendant que je fouillais dans son porte-monnaie, je me suis retourné et son fils était là. Un bébé encore en couche-culotte. Sa mère et moi, on avait ramené de la coke la veille et le sachet était posé sur la table. Quand il l’a vu, il a voulu le prendre. Il croyait que c’étaient des bonbons. »

Dan s’essuya encore les yeux.

« Je l’ai attrapé avant lui et je l’ai rangé en hauteur. Ça, au moins, je l’ai fait. C’était pas assez, mais au moins je l’ai fait. Puis j’ai mis l’argent de sa mère dans ma poche et je suis parti sans me retourner. Je ferais n’importe quoi aujourd’hui pour pouvoir me retourner. Mais je ne peux pas. »

Les deux femmes étaient retournées à la cuisine. Certains consultaient leur montre. Un estomac gargouillait. Dévisageant la petite centaine de présents, Dan prit conscience d’une chose ahurissante: ce qu’il avait fait ne les révoltait pas. Ça ne les surprenait même pas. Ils avaient entendu pire. Certains avaient fait pire.

« Voilà, dit-il. C’est tout. Merci de m’avoir écouté. »

Avant les applaudissements, l’un des vétérans du dernier rang lança la question rituelle: « Comment tu y es arrivé, Doc ? »

Dan sourit et donna la réponse rituelle: « Un jour à la fois. »

2

Après le Notre-Père, la pizza et le gâteau au chocolat avec le grand chiffre XV glacé dessus, Dan aida Casey à remonter dans sa Tundra. De la neige fondue avait commencé à tomber.

« Le printemps dans le New Hampshire, dit Casey d’un ton acide. Si c’est pas magnifique.

— Et le soleil haut sur l’horizon caché dans un banc de nuage a mis du safran sur le bord des nuages, déclama Dan. Tout dit que pas ne dure la fortune. En fait une petite bourrasque de pluie… comme une souris hors de la montagne de nuages. »

Casey le dévisagea, médusé. « Tu viens d’inventer ça ?

— Mais non. Ezra Pound. Quand vas-tu arrêter de faire le con et te décider à te faire opérer de la hanche ? »

Casey grimaça. « Le mois prochain. J’ai décidé que si tu peux révéler ton plus grand secret, je peux me faire mettre une prothèse. » Il se tut. « Mais, Danno, je dois te dire que ton secret, il était foutre pas si gros.

— C’est ce que j’ai découvert. Je pensais qu’ils allaient tous s’enfuir en criant. Au lieu de ça, ils sont restés là à manger de la pizza et à causer de la pluie et du beau temps.

— Si tu leur avais dit que tu avais assassiné une grand-mère aveugle, ils seraient restés pareil pour manger la pizza et le gâteau. Gratos, c’est gratos. » Il ouvrit la portière du conducteur. « Allez, hisse-moi, Danno. »

Dan le hissa.

Casey se contorsionna lourdement, cherchant la position confortable, puis tourna la clé de contact et mit les essuie-glaces pour chasser la neige fondue. « Tout est plus petit une fois que c’est sorti, dit-il. J’espère que tu passeras l’info à tes poulains.

— Oui, ô Sage Casey. »

Casey le contempla tristement. « Va te faire enculer, mon trésor.

— En fait, dit Dan, je crois que je vais retourner aider à ranger les chaises. »

Et c’est ce qu’il fit.

JUSQU'AU SOMMEIL

1

Pas de ballons ni de magicien au goûter d’anniversaire d’Abra cette année-là. Elle avait quinze ans.

Ce qu’il y avait, c’était de la musique rock à faire trembler tout le voisinage pulsant par les haut-parleurs extérieurs qu’avait installés Dave Stone, assisté de Billy Freeman. Les adultes prenaient le café en partageant un gâteau et des glaces dans la cuisine des Stone. Les jeunes avaient investi la salle de séjour familiale du rez-de-chaussée et la pelouse de derrière et, à les entendre chahuter, ils s’éclataient. Les premiers commencèrent à partir aux alentours de dix-sept heures, mais Emma Deane, la meilleure copine d’Abra, resta pour dîner. Abra, resplendissante dans une jupe rouge et une blouse paysanne dégageant les épaules, irradiait de bonne humeur. Elle s’extasia devant le bracelet à amulettes que Dan lui offrit, lui fit un gros câlin et un baiser sur la joue. Il sentait le parfum. Ça, c’était nouveau.

Quand Abra partit raccompagner Emma chez elle, toutes deux papotant gaiement en descendant l’allée, Lucy se pencha vers Dan. Il y avait de nouvelles ridules autour de sa bouche et les premières touches de gris dans ses cheveux. Abra semblait avoir définitivement mis le Nœud Vrai derrière elle ; Dan pensait que Lucy ne le pourrait jamais. « Tu voudras bien lui parler ? Pour l’histoire des assiettes ?

— Je vais aller contempler le coucher de soleil au bord de la rivière. Peut-être que tu pourras lui dire de venir me rejoindre quand elle rentrera de chez les Deane ? »

Lucy parut soulagée, tout comme David, pensa Dan. Pour eux, leur fille serait toujours un mystère. Cela les aiderait-il de savoir qu’elle en serait toujours un pour lui aussi ? Probablement pas.

« Bonne chance, chef », lui dit Billy.

Sur le perron de derrière, où ils avaient naguère vu Abra gisant dans un état qui n’était pas de l’inconscience, John Dalton ajouta son grain de seclass="underline" « Je te proposerais bien mon soutien moral, mais je crois que c’est une corvée dont tu dois te charger seul.

— Tu as essayé de lui parler ?

— Oui, à la demande de Lucy.

— Sans résultat ? »

John haussa les épaules. « Elle est plutôt fermée sur le sujet.

— Moi aussi, je l’étais, dit Dan. À son âge.

— Mais tu n’as jamais brisé toutes les assiettes dans la vitrine d’antiquités de ta mère ?

— Ma mère n’avait pas de vitrine d’antiquités », dit Dan.

Il descendit la pelouse des Stone en direction de la Saco River transformée en luisant serpent écarlate par la magie du soleil couchant. Bientôt, les montagnes absorberaient les derniers rayons du soleil et la rivière virerait au gris. La clôture grillagée, jadis destinée à prévenir les explorations potentiellement désastreuses des jeunes enfants, avait été remplacée par une haie d’arbustes décoratifs. David avait retiré la clôture au mois d’octobre de l’année précédente, au prétexte qu’Abra et ses amis n’avaient plus besoin de sa protection ; tous savaient nager comme des poissons.

Mais évidemment, il existe d’autres dangers.