Maintenant, Abra ne le regardait plus avec des yeux ronds, elle lui boxait l’épaule en gloussant. « T’es sûr que ça aide ?
— Mieux vaut la décharge que les assiettes de ta mère. »
Elle inclina la tête et le fixa avec des yeux rieurs. Ils étaient amis de nouveau et c’était bon. « Mais si t’avais vu ces assiettes… ce qu’elles étaient laiii-des.
— Tu essaieras ?
— Oui. » Et à voir sa tête, elle avait hâte.
« Encore une chose. »
Elle redevint grave, attendant la suite.
« Ça ne veut pas dire que tu dois te laisser marcher sur les pieds par qui que ce soit.
— Ah, tant mieux.
— Oui. Rappelle-toi juste à quel point ta colère peut être dangereuse. Garde-la… »
Son portable sonna.
« Je crois que tu devrais répondre. »
Il leva les sourcils. « Tu sais qui c’est ?
— Non, mais je crois que c’est important. »
Dan sortit le téléphone de sa poche et lut le nom du contact: MAISON RIVINGTON.
« Allô ?
— Danny ? C’est Claudette Alberson. Tu peux venir ? »
Il passa mentalement en revue les hôtes de la Maison. « Amanda Ricker ? ou Jeff Kellogg ? »
Ce n’était ni l’un ni l’autre.
« Si tu peux venir, fais vite, dit Claudette. Tant qu’il est encore conscient. » Elle hésita. « Il te demande.
— J’arrive. » Mais si c’est aussi grave que tu le dis, il risque d’être déjà parti quand j’arriverai. Dan coupa la communication. « Il faut que j’y aille, ma puce.
— Même si c’est pas ton ami. Même si tu l’aimes même pas. » Abra était pensive.
« Eh oui, même si.
— Comment il s’appelle ? J’ai pas capté son nom. »
(Fred Carling)
Puis il la prit dans ses bras et la serra, fort-fort-fort. Abra en fit de même.
« J’essaierai, dit-elle. J’essaierai vraiment.
— Je sais que tu le feras, dit-il. Je le sais. Je t’aime très fort, Abra.
— Je suis contente. »
Quand il arriva quarante-cinq minutes plus tard, Claudette était dans le bureau des infirmières. Il lui posa la question qu’il avait déjà posée des dizaines de fois auparavant: « Il est toujours avec nous ? » Comme s’il s’agissait d’une excursion en bus.
« À peine.
— Conscient ? »
Elle secoua la main. « Un coup oui, un coup non.
— Azzie ?
— Il a été un moment avec lui puis il s’est éclipsé quand le Dr Emerson est arrivé. Emerson n’y est plus maintenant, il est passé voir Amanda Ricker. Azzie y est retourné dès qu’il est parti.
— Pas de transfert à l’hôpital ?
— Impossible pour le moment. Il y a eu un carambolage sur la 119 de l’autre côté de la frontière à Castle Rock. Plusieurs voitures en accordéon, de nombreux blessés. On a quatre ambulances là-bas, sans compter LifeFlight. Pour certains, aller à l’hôpital changera tout. Mais pour Fred… » Elle haussa les épaules.
« Que s’est-il passé ?
— Tu connais notre Fred… accro à la malbouffe. McDo est sa deuxième maison. Des fois, il regarde avant de traverser Cranmore Avenue, des fois, non. Il compte juste que les gens s’arrêtent pour le laisser passer. » Elle fronça le nez et tira la langue, comme un gosse qui vient de mettre un truc dégoûtant dans sa bouche. Des choux de Bruxelles, peut-être. « Cette arrogance. »
Dan connaissait les manies de Fred, et il connaissait l’arrogance.
« Il allait se chercher son cheese-burger du soir, dit Claudette. Les flics ont embarqué la femme qui l’a renversé: totalement bourrée, elle tenait à peine debout, d’après ce qu’on m’a dit. Ils ont ramené Fred ici. Il a la figure comme des œufs brouillés, le bassin et le torse écrasés, une jambe quasi sectionnée. Si Emerson n’avait pas été là pour ses visites, Fred serait mort tout de suite. Nous avons hiérarchisé les priorités, stoppé l’hémorragie, mais même s’il avait été en excellente condition physique… ce que notre cher vieux Freddy n’est pas… » Elle haussa les épaules. « Emerson dit qu’ils enverront une ambulance après avoir fini de nettoyer les dégâts à Castle Rock, mais le pauvre Fred ne sera plus là, à ce moment-là. Dr Emerson n’a pas voulu se prononcer là-dessus, mais je crois Azraël. Tu ferais bien d’y aller, si tu y vas. Je sais que tu l’as jamais beaucoup aimé… »
Dan repensa aux empreintes de doigts sur le bras du pauvre vieux Charlie Hayes. Désolé de l’apprendre, avait dit Carling quand Dan l’avait informé du trépas du vieil homme. Pépère, le Fred, occupé à bouffer des Junior Mints, en équilibre sur sa chaise préférée. C’est bien pour ça qu’ils sont ici, non ?
Et maintenant, Fred occupait la chambre même où Charlie était mort. La vie est une roue, et elle revient toujours à son point de départ.
La porte de la suite Alan Shepard était entrouverte mais Dan frappa quand même, question de courtoisie. Du couloir déjà, il entendait la dure respiration sifflante et gargouillante de Fred Carling, mais ça ne semblait pas déranger Azzie, lové au pied du lit. Carling était étendu sur un drap de caoutchouc, vêtu de son seul caleçon boxer ensanglanté et d’un kilomètre de pansements déjà suintants de sang. Il était défiguré, son corps tordu décrivait au moins trois angles différents.
« Fred ? C’est Dan Torrance. Tu m’entends ? »
L’œil intact s’ouvrit. La respiration s’entrecoupa. Le bref râle aurait pu être un oui.
Dan passa à la salle de bains mouiller un linge d’eau tiède. C’étaient des gestes qu’il avait accomplis tant de fois. Lorsqu’il revint au chevet de Carling, Azzie se leva, s’étira avec volupté en faisant le dos rond comme le font les chats, et sauta à terre. Une seconde plus tard, il était parti, retournant à ses rondes nocturnes. Il boitait un peu maintenant. C’était un très vieux chat.
Dan s’assit au bord du lit et passa doucement le linge humide sur la partie du visage de Fred relativement indemne.
« Comment est la douleur ? Supportable ? »
Le râle, de nouveau. La main gauche de Carling n’était plus qu’un enchevêtrement tordu de doigts brisés, Dan lui prit donc la droite. « Tu n’as pas besoin de parler, dis-moi juste. »
(maintenant oui)
Dan hocha la tête. « Bien. C’est bien. »
(mais j’ai peur)
« Tu n’as aucune raison d’avoir peur. »
Il vit Fred à l’âge de six ans, nageant dans la Saco River avec son frère, Fred tout le temps cramponné à son slip de bain trop grand pour l’empêcher de glisser: c’était un vêtement déjà porté comme presque tout ce qu’il possédait. Il le vit à quinze ans, en train d’embrasser une fille au ciné-parc de Bridgton, respirant son parfum tout en lui touchant le sein et souhaitant que la nuit ne finisse jamais. Il le voit à vingt-cinq ans rouler vers Hampton Beach avec les Saints du Bitume, chevauchant une Harley FXB, modèle Sturgis, superbe, bourré de vin rouge et de benzédrine, et c’est une journée de rêve, tout le monde regarde la longue caravane scintillante et pétaradante des Saints s’arracher dans un boucan d’enfer ; la vie explose comme un feu d’artifice. Et il voit l’appartement où vit — vivait — Carling avec son petit chien Brownie. Brownie ne paye pas de mine, ce n’est qu’un bâtard, mais il est intelligent. Parfois, il saute sur les genoux de son maître et ils regardent la télé ensemble. Fred se fait du souci pour Brownie, parce que Brownie va attendre son retour du travail, et le petit tour qu’il l’emmène faire, et la gamelle qu’il lui remplit de croquettes Gravy Train.