De Martha’s Vineyard, il prit un bus MassLines pour Newburyport. Là, il trouva un emploi dans un hospice d’anciens combattants, le genre d’endroit où personne n’est très à cheval sur les principes, le genre d’endroit où on laisse des vieux soldats en fauteuil roulant parqués devant des salles de consultation désertes jusqu’à ce que leur poche de pisse déborde sur le carrelage du couloir. Un endroit détestable pour les patients, un peu meilleur pour les pauvres diables comme lui qui restaient jamais très longtemps quelque part, même si Dan — et quelques autres de ses collègues — apportait aux vieux soldats ce qu’il pouvait leur apporter de mieux. Il en aida même deux ou trois à passer la rampe quand leur heure sonna. Ce boulot dura un certain temps, assez longtemps pour que le Président Saxo remette les clés de la Maison-Blanche au Président Cow-Boy.
Dan avait connu quelques nuits bien arrosées à Newburyport, mais toujours avec un jour de congé le lendemain, donc tout se passait bien. Après l’une de ses courtes bordées, il se réveilla en pensant au moins j’ai laissé les coupons alimentaires. Et le vieux duo psychotique de jeu télé remonta en scène.
Désolé, Deenie, c’est perdu pour vous, mais personne ne repart jamais les mains vides. Johnny, qu’avons-nous pour Deenie aujourd’hui ?
Eh bien, Bob, Deenie ne remporte pas d’argent aujourd’hui, mais elle repart avec notre nouveau coffret de jeu pour la maison, quelques grammes de cocaïne et un épais rouleau de COUPONS ALIMENTAIRES !
Ce que remporta Dan, ce fut tout un mois sans boire. Il s’y adonna, supposa-t-il, en bizarre manière de pénitence. Il lui vint plusieurs fois à l’esprit que s’il avait eu l’adresse de Deenie, il lui aurait renvoyé ces sales soixante-dix dollars depuis longtemps. Il lui en aurait même envoyé le double si ça avait pu effacer ses souvenirs du gosse, T-shirt des Braves et main en étoile de mer. Mais comme il n’avait pas son adresse, il resta sobre. À se flageller à coups de fouet. Secs, les coups de fouet.
Et puis un soir, il passa devant un troquet qui s’appelait Le Repos du Pêcheur et aperçut une jolie blonde assise toute seule sur un tabouret de bar à l’intérieur. Elle portait une jupe écossaise à mi-cuisse et paraissait se morfondre, alors il entra, et en fait, la fille venait tout juste de divorcer, ça alors, quel dommage, et peut-être qu’un peu de compagnie, ça vous dirait ? et trois jours plus tard, il s’était réveillé avec ce même vieux trou noir dans la mémoire. Il se présenta à l’hospice des anciens combattants où son boulot jusque-là avait consisté à lessiver les sols et à changer les ampoules, espérant que pour cette fois, ça passerait, mais pas de bol. « Pas très à cheval » sur les principes, c’est pas tout à fait pareil que « pas du tout à cheval » ; presque pareil, mais faut pas déconner. En prenant la porte, avec trois affaires récupérées dans son casier, il avait dans la tête une vieille chanson de Bobcat Goldthwaite: « Mon job y était encore mais quelqu’un d’autre l’occupait. » Alors, il était monté dans un autre bus, à destination du New Hampshire celui-là, et il s’était acheté, avant d’embarquer, un contenant en verre empli de liquide alcoolisé.
Il alla s’installer tout au fond, juste à côté des toilettes. La place du pochard. L’expérience lui avait appris que c’était la plus adéquate si t’avais l’intention de passer le trajet à te cuiter. Il plongea la main dans son sac en papier brun, dévissa le bouchon du contenant en verre empli de liquide alcoolisé et renifla l’odeur ambrée. Cette odeur aussi savait parler, même si elle n’avait qu’un seul message à délivrer: Salut, vieil ami. Meurs encore un peu.
Il pensa Bonbon.
Il pensa Mama.
Il pensa à Tommy, qui devait aller à l’école à présent. À condition que son oncle Randy ne l’ait pas tué.
Il pensa, Le seul qui peut lever le pied, c’est toi.
Cette pensée lui était déjà venue bien souvent, mais cette fois-ci, une autre lui embraya le pas: Rien ne t’oblige à vivre comme ça si tu ne veux pas. Tu peux, évidemment… mais rien ne t’y oblige.
Cette nouvelle voix était si étrange, si différente de ses habituels dialogues intérieurs, qu’il pensa l’avoir captée dans le cerveau de quelqu’un d’autre — il savait faire ça, mais il y avait déjà un bon bout de temps qu’il ne recevait plus d’émissions pirates. Il avait appris à les intercepter et à les bloquer. Il leva néanmoins les yeux pour regarder dans l’allée centrale, pratiquement sûr d’y voir quelqu’un qui se serait retourné pour le regarder. Personne n’était retourné. Tout le monde dormait, ou parlait avec son voisin, ou regardait défiler le jour gris de la Nouvelle-Angleterre derrière la vitre.
Rien ne t’oblige à vivre comme ça si tu ne veux pas.
Si seulement c’était vrai. Il revissa quand même le bouchon et posa la bouteille sur le siège voisin. Deux fois, il la reprit. La première fois, il la reposa. La deuxième, il glissa la main dans le sac et dévissa de nouveau le bouchon, mais c’est le moment que choisit le bus pour faire halte sur l’aire de bienvenue du New Hampshire, juste après la frontière de l’État. Dan entra dans le Burger King avec les autres voyageurs, ne s’arrêtant que le temps nécessaire pour jeter le sac en papier brun dans un conteneur à ordures. Sur le grand réceptacle vert on lisait l’inscription: SI VOUS N’EN AVEZ PLUS BESOIN, LAISSEZ-LE ICI.
Comme ce serait chouette, songea Dan en l’entendant atterrir dans un cliquetis. Bon Dieu, comme ce serait chouette.
Une heure plus tard, le bus dépassait le panneau BIENVENUE À FRAZIER OÙ CHAQUE SAISON A SA RAISON ! Et au-dessous, BERCEAU DE TEENYTOWN !
Le bus s’arrêta devant le Centre communautaire de Frazier où des passagers montèrent et, du siège vide à côté de Dan, que la bouteille avait occupé durant la première partie du voyage, Tony parla. Tony ne s’était pas exprimé aussi clairement depuis des années mais Dan aurait reconnu sa voix entre toutes.
(c’est là c’est le bon endroit)
Aussi bon qu’un autre, pensa Dan.
Il attrapa son sac dans le porte-bagages et descendit. Debout sur le trottoir, il regarda le bus s’éloigner. À l’ouest, les montagnes Blanches cisaillaient l’horizon. Au cours de ses pérégrinations, il avait toujours évité les montagnes, surtout les monstres en dents de scie qui partageaient en deux ce pays. Il pensa: J’ai fini par revenir vers les hauteurs, en fin de compte. J’imagine que j’ai toujours su que je le ferais. Mais ces montagnes-là étaient d’un relief plus doux que celles qui hantaient encore parfois ses rêves et il songea qu’il pourrait s’en accommoder, du moins pour un petit bout de temps. À condition qu’il arrive à ne plus penser au gamin en T-shirt des Braves. À condition qu’il arrive à laisser tomber l’alcool. Un jour, tu finis par t’aviser que rien ne sert de cavaler. Où que tu ailles, tu t’emmènes toujours avec toi.