Un tourbillon de neige, plus léger qu’un voile de mariée, traversa l’air en dansant. Dan constata que les commerces bordant la large rue principale étaient principalement destinés aux skieurs qui arriveraient en décembre et aux estivants qui les remplaceraient en juin. Avec certainement, en septembre et octobre, un arrivage d’amoureux des couleurs de l’automne. Mais maintenant, c’était ce qui dans le nord de la Nouvelle-Angleterre tient lieu de printemps: deux mois âpres chromés de froid et d’humidité. De toute évidence, Frazier n’avait pas encore trouvé de raison pour cette saison, car la rue principale — Cranmore Avenue — était pour ainsi dire déserte.
Dan balança son sac sur son épaule et partit d’un pas lent en direction du nord. Il s’arrêta devant une grille en fer forgé pour observer une grande maison victorienne biscornue flanquée d’ailes en brique de construction plus récente communiquant avec la maison mère par des passages couverts. Une tourelle, surplombant le côté gauche de la demeure, dominait le tout, mais elle était sans équivalent sur la droite, ce qui donnait à la bâtisse une allure bizarrement bancale qui lui plut assez. C’était comme si la grosse vieille bicoque disait: Ouais, une partie de moi s’est écroulée. Ben quoi ? Ça vous arrivera aussi un jour. Dan esquissa un sourire. Mais le sourire mourut sur ses lèvres.
Posté à la fenêtre de la tourelle, Tony le regardait. Voyant Dan lever les yeux vers lui, il lui fit signe de la main. Ce même geste solennel dont Dan se souvenait depuis l’enfance, lorsque Tony venait souvent. Dan ferma les yeux, puis les rouvrit. Tony n’y était plus. Il n’y avait jamais été d’ailleurs. Comment aurait-il pu y être ? La fenêtre était barricadée par des planches.
Sur la pelouse, une grande pancarte de la même nuance de vert que la maison portait en lettres dorées l’inscription HOSPICE HELEN RIVINGTON.
Ils ont un chat ici, pensa Dan. Une chatte grise nommée Audrey.
Son intuition se révéla en partie vraie, en partie fausse. Il y avait bien un chat gris à l’hospice, mais c’était un mâle castré, et il ne s’appelait pas Audrey.
Dan observa longuement la pancarte — suffisamment longtemps pour que les nuages se déchirent et laissent tomber un rai de lumière biblique — puis il poursuivit sa route. Le soleil, étincelant cette fois, faisait scintiller les chromes des rares véhicules garés en épi devant Olympia Sports et Fresh Day Spa, mais la neige tourbillonnait toujours et Dan se souvint d’une phrase que sa mère avait dite il y a longtemps, quand ils vivaient dans le Vermont, devant ce même phénomène printanier: C’est le diable qui bat sa femme.
Non loin de l’hospice, Dan s’arrêta de nouveau. De l’autre côté de la rue, en face de l’hôtel de ville, se trouvait le jardin public de Frazier. Un ou deux arpents de pelouse commençant tout juste à reverdir, un kiosque à musique, un terrain de soft-ball, un terrain de basket goudronné, des tables de pique-nique et même un golf miniature. Tout ça était très séduisant, mais ce qui l’intéressait, c’était le panneau
Pas besoin d’être un génie pour constater que Teenytown était une réplique miniature de Cranmore Avenue. Il y avait l’église méthodiste que Dan venait de dépasser, avec son clocher d’un peu plus de deux mètres de haut ; il y avait le cinéma Music Box, le glacier Spondulicks, la librairie Mountain Books, le magasin Shirts & Stuff, la Galerie de Frazier, spécialité de gravures d’art. Il y avait même une reproduction parfaite, d’environ quatre-vingts centimètres de haut, de l’hospice Helen Rivington avec son unique tourelle mais sans ses deux ailes neuves. Peut-être, songea Dan, parce qu’elles étaient archi-moches, surtout comparées à la pièce maîtresse.
Derrière Teenytown était stationné un train miniature avec CHEMIN DE FER DE TEENYTOWN peint sur des wagons si petits qu’ils ne pouvaient sûrement pas embarquer de passagers plus grands que des bambins juste en âge de marcher. Des nuages de fumée s’échappaient de la cheminée de la locomotive rouge vif à peu près grosse comme une moto Honda Goldwing. Dan entendait ronfler son moteur diesel. Sur le côté de la micheline, en lettres dorées patinées à l’ancienne, était écrit LE HELEN RIVINGTON. La patronne de la ville, présuma Dan. Il devait y avoir aussi une rue portant son nom quelque part dans Frazier.
Le soleil s’était de nouveau caché et il faisait assez froid pour que Dan voie son haleine monter devant lui, mais il resta encore un peu immobile. Gosse, il avait toujours désiré un train électrique qu’il n’avait jamais eu. Et là en face, à Teenytown, existait une version géante que les enfants de tout âge pouvaient adorer.
Il remonta son sac sur son épaule et traversa la rue. Entendre la voix de Tony — et le revoir — après tant d’années l’avait perturbé, mais à cet instant il se réjouit d’être descendu là. Peut-être que cet endroit était réellement celui qu’il cherchait, celui où il trouverait enfin le moyen de redresser sa vie qui gîtait dangereusement.
Où que tu ailles, tu t’emmènes avec toi.
Il repoussa cette pensée dans son placard mental. Il était très fort pour ça. Il avait fourré tout un tas de trucs dans ce placard.
Un capot dissimulait le moteur de la locomotive des deux côtés. Avisant un tabouret sous l’avant-toit du dépôt ferroviaire de Teenytown, Dan s’en empara et grimpa dessus. La cabine du conducteur était équipée de deux sièges baquets recouverts de mouton retourné que Dan aurait dit récupérés d’une ancienne grosse cylindrée sortie des chaînes de Detroit. Le tableau de bord et les commandes aussi ressemblaient à des pièces de vieux bolide détournées, sauf le grand levier de vitesses en zigzag à l’ancienne qui saillait du plancher. Celui-là venait à tous les coups d’un vieux camion. Le pommeau d’origine avait été remplacé par une tête de mort hilare coiffée d’un bandana rouge fané devenu rose pâle au fil des années sous l’action d’innombrables étreintes manuelles. Le volant, avec sa moitié supérieure sciée, ressemblait au manche d’un petit avion de tourisme. Peint en noir sur le tableau de bord, à demi effacé mais encore lisible, on déchiffrait VITESSE MAX. 60 À RESPECTER.
« Elle vous plaît ? » La voix avait résonné juste derrière lui.
Dan se retourna brusquement et faillit perdre l’équilibre. Une grande main calleuse se referma sur son avant-bras et le retint. Son possesseur, la cinquantaine bien tassée ou la soixantaine jeune, portait une veste en jean matelassée et une casquette de chasse à carreaux rouges aux oreillettes baissées. Dans l’autre main, il transportait une caisse à outils avec sur le couvercle PROPRIÉTÉ DE LA VILLE DE FRAZIER écrit à la bande Dymo.
« Oh, pardonnez-moi, dit Dan en descendant du tabouret. Je ne voulais pas…
— C’est rien. Il y a tout le temps des gens qui s’arrêtent pour regarder. Des fanas de trains électriques en général. C’est comme un rêve réalisé pour eux. L’été, on est plus pointilleux, quand ça grouille de monde ici et qu’on a un départ du Riv toutes les heures. Mais à cette période de l’année, n’y a que moi, et ça me dérange pas un poil. » Il présenta sa main à Dan. « Billy Freeman. Ouvrier mécanicien municipal. Le Riv est mon bébé. »