Dan accepta sa poignée de main. « Dan Torrance. »
Billy Freeman zieuta son sac. « Venez d’descendre du bus, j’imagine. Ou vous faites du stop ?
— Bus, confirma Dan. Qu’est-ce qu’elle a comme moteur ?
— V’là une question intéressante. Chevrolet Veraneio, ça vous dit sûrement rien ? »
Non, ça ne disait rien à Dan, mais il savait ce dont Freeman parlait. Parce que Freeman le savait. Il ne pensait pas avoir eu d’éclair de voyance aussi lumineux depuis des années. Cette constatation réveilla en lui un frisson de plaisir remontant à sa plus tendre enfance, avant qu’il ait découvert à quel point le Don pouvait être dangereux.
« Break version brésilienne, c’est ça ? Turbo diesel. »
Les sourcils broussailleux de Freeman dessinèrent des accents circonflexes et il se fendit d’un grand sourire. « Sacrénom, c’est exactement ça ! Casey Kingsley, c’est lui le patron, il l’a eu aux enchères l’an passé. Du tonnerre, comme moteur. Démarre au quart de tour, tire du feu de Dieu. Le tableau de bord aussi vient d’un break. Les sièges, c’est bibi. »
La clairvoyance s’estompait, mais Dan intercepta une dernière information. « Pontiac GTO Judge. »
Maintenant, Freeman souriait jusqu’aux oreilles. « Exact. Dans une casse, du côté de Sunapee. Le levier, c’est un high-hat vintage de Mack 1961. Neuf vitesses. La classe, hein ? Tu cherches du boulot ou tu regardes juste en passant ? »
Surpris par le changement de sujet, Dan hésita. Cherchait-il du travail ? Il supposait que oui. L’hospice qu’il avait vu en remontant Cranmore Avenue devait être l’endroit logique par où commencer, et — clairvoyance ou simple intuition ? — il avait dans l’idée qu’ils embaucheraient. Mais la vision de Tony à la fenêtre de la tourelle l’avait ébranlé et il n’était pas sûr de vouloir s’y présenter pour le moment.
Surtout, mon petit Danny, tu veux avoir mis un peu plus de distance entre toi et ta dernière biture avant de te pointer là-bas pour poser ta candidature. Même si la seule chose qu’ils ont à t’offrir, c’est de passer la polisseuse de nuit.
La voix de Dick Hallorann. Dan n’avait pas repensé à Dick depuis longtemps. Peut-être bien depuis Wilmington.
À l’approche de l’été — une saison pour laquelle Frazier avait clairement trouvé une raison — les commerces embaucheraient toutes sortes de saisonniers. Mais entre Teenytown et un Chili’s à la galerie marchande du coin, y avait pas photo. Il choisissait Teenytown sans hésiter. Il s’apprêtait à répondre à Freeman, qui l’observait avec une franche curiosité, quand Hallorann se manifesta à nouveau.
Tes chances risquent de se réduire, petit. T’approches le cap des trente.
« Oui, dit-il. Je cherche du boulot.
– À Teenytown, tu sais, ça sera un boulot de courte durée. Dès que l’été et les grandes vacances arrivent, Mr. Kingsley préfère embaucher des jeunes du pays. Dix-huit, vingt-deux ans maxi. C’est la politique locale. Et un jeune, ça bosse pour moins cher. » Encore un grand sourire, qui dévoila quelques dents manquantes. « Mais bon, y a des endroits pires pour gagner sa croûte. Bosser dehors peut rebuter un homme, ces jours-ci, mais le grand froid ne durera plus très longtemps. »
Non, quelques semaines à tout casser. Les bâches recouvrant la plupart des attractions du jardin public seraient bientôt retirées pour laisser apparaître la physionomie estivale d’une petite station de villégiature: stands de hot-dogs, roulottes de glaciers, et une structure ronde dans laquelle Dan avait reconnu un manège. Sans parler du petit train, évidemment, avec ses wagons miniatures et sa grosse locomotive turbo diesel. S’il pouvait arrêter de picoler, et qu’il se montrait digne de confiance, Freeman ou son patron — Kingsley — pourraient peut-être le laisser la conduire une fois ou deux. Ça, il aimerait. Et dans quelques mois, quand la mairie embaucherait un étudiant en vacances pour le remplacer, il lui resterait la solution de l’hospice.
S’il décidait de se poser, cela va sans dire.
Faudra bien que tu te poses quelque part, lui fit remarquer Hallorann (décidément, ça semblait être son jour pour avoir des visions et entendre des voix). Faudra bien que tu te poses quelque part, sans quoi tu seras plus capable de te poser nulle part.
Il se surprit lui-même à rire. « Ça me tente bien, Mr. Freeman. Ça me tente vraiment bien. »
« T’as déjà fait de l’entretien extérieur ? » lui demanda Billy Freeman. Ils marchaient lentement le long du train. Avec le toit des wagons qui ne lui arrivait pas plus haut que le torse, Dan avait l’illusion d’être un géant.
« Je sais désherber, planter et peindre. Je sais me servir d’une souffleuse de feuilles et d’une tronçonneuse. Je suis capable de réparer des petits moteurs si la panne est pas trop compliquée. Et je sais piloter une tondeuse autotractée sans écraser de petits enfants. Pour ce qui est du train, en revanche… là, je saurais pas.
— Faudrait que t’aies l’autorisation de Kingsley pour ça. Assurance et tout le bordel. Dis voir, t’as des références ? Parce que Mr. Kingsley t’embauchera pas sans ça.
— Oui, j’en ai quelques-unes. Surtout comme agent d’entretien et garçon de salle dans des hôpitaux. Dites, Mr. Freeman…
— Billy. Et tu, ça ira.
— Dis, Billy, ton train a pas l’air de pouvoir transporter des passagers. Où est-ce que tu les mets ? »
Billy avait de nouveau la banane. « Attends-moi là. Voyons voir si tu trouves ça aussi fendard que moi. Moi, je me lasse jamais du spectacle. »
Freeman retourna à la locomotive et se pencha à l’intérieur. Le moteur, qui avait tourné au ralenti jusque-là, se mit à accélérer en projetant vers le ciel des jets rythmiques de fumée. Un long gémissement hydraulique se répercuta sur toute la longueur du Helen Rivington. Soudain, le toit de tous les wagons et de la petite voiture de queue peinte en jaune — neuf voitures au total — commença à se soulever. Dan avait l’impression de voir neuf décapotables s’ouvrir en même temps. Il se pencha pour regarder à l’intérieur et aperçut des sièges de plastique rigide. Six dans chaque wagon de passagers, deux dans la petite voiture de queue. Cinquante en tout.
Lorsque Billy revint, Dan avait la banane lui aussi. « Ton train doit être vraiment rigolo quand il est rempli de passagers.
– Ça, ouais ! Les gens se marrent comme des baleines, ils se filment, se prennent en photo. Tiens, je vais te montrer. »
Billy emprunta le marchepied situé à l’extrémité du wagon, longea la petite allée centrale et s’installa sur un siège. Une étonnante illusion d’optique se produisit. Billy agita majestueusement la main à l’adresse de Dan qui s’imagina fort bien cinquante Brobdingnagiens, réduisant à un format lilliputien le train dont ils s’étaient emparés, quittant la gare de Teenytown avec majesté.
Lorsque Billy se leva et redescendit sur le quai, Dan applaudit. « Je parie que tu vends trois millions de cartes postales entre Memorial Day et Labor Day[5].
— T’as gagné. » Billy fourragea dans la poche de sa veste, en sortit un paquet de cigarettes Duke cabossé — une marque pas chère que Dan connaissait bien, vendue dans les gares autoroutières et les magasins de quartier partout en Amérique — et le présenta à Dan, qui en prit une. Billy lui donna du feu.
« Autant en profiter tant que c’est encore possible, dit-il en contemplant sa clope. Dans quelques années, il sera interdit de fumer ici. Le Club féminin de Frazier s’y emploie déjà. Une bande de vieilles momies, si tu veux mon avis, mais tu sais ce qu’on dit: la main qui balance le foutu berceau gouverne le foutu monde. » Il souffla de la fumée par les narines. « Quoique la plupart n’ont plus balancé de berceau depuis l’époque où Nixon était président. Ni eu besoin de s’enfiler de Tampax, soit dit en passant.