– Ça sera peut-être pas un mal, dit Dan. Les jeunes ont tendance à copier les comportements de leurs aînés. » Il songea à son père. La seule chose que Jack Torrance aimait mieux que boire un verre, c’était boire une douzaine de verres, lui avait un jour dit sa mère peu de temps avant sa mort. Elle, c’était les cigarettes, et ça l’avait tuée. Autrefois, Dan s’était aussi promis de ne jamais commencer à fumer. Il en était venu à penser que la vie est une série d’embuscades pleines d’ironie.
Billy Freeman le dévisageait, un œil plissé, presque fermé. « J’ai des intuitions sur les gens des fois, et j’en ai une avec toi. Je l’ai eue avant même que tu te retournes et que je voie ta tête. Je crois que t’es p’t-êt’ bien le bon gars que je cherche pour m’aider au grand nettoyage de printemps d’ici au mois de mai. C’est ce que je ressens, en tout cas. Ça peut paraître fou, mais je fais confiance à mon instinct. »
Pour Dan, ça n’avait rien de fou. Et il comprenait maintenant pourquoi il avait capté si clairement les pensées de Billy Freeman, sans même l’avoir voulu. Il se souvint de ce que Dick Hallorann lui avait dit un jour — Dick qui avait été son premier ami adulte: Beaucoup de gens ont un peu de ce que j’appelle le Don, mais bien souvent c’est juste une étincelle — juste de quoi leur permettre de savoir quelle chanson va passer à la radio ou que le téléphone va se mettre à sonner.
Billy Freeman avait cette petite étincelle. Cet éclat.
« Je crois que c’est ce Mr. Carey Kingsley que je devrais aller trouver, non ?
— Casey, pas Carey. Mais, ouais, c’est lui le boss. Il est à la tête des services techniques de la ville depuis vingt-cinq ans.
— Quel serait le meilleur moment ?
— J’dirais, tout de suite. » Billy pointa le doigt. « Là-bas, c’tas de briques de l’autre côté de la rue, c’est l’hôtel de ville de Frazier, avec tous les bureaux. Tu trouveras Mr. Kingsley au sous-sol, fond du couloir. Tu sauras que t’y es quand t’entendras de la musique disco au-dessus de ta tête. C’est le cours d’aérobic pour dames, tous les mardis et jeudis.
— D’accord, dit Dan. Je crois que je vais y aller.
— T’as tes références ?
— Oui. » Dan tapota son sac, appuyé contre le mur de la gare de Teenytown.
« Et tu les as pas fabriquées toi-même, hein ? »
Dan sourit. « Non, elles sont tout ce qu’il y a d’authentique.
— Alors à l’attaque, mon gars.
— J’y va.
— Dernière chose, dit Billy comme Dan chargeait son sac. Le père Kingsley est anti-bibine à mort. Si tu picoles, et qu’il te pose la question, je te conseille… de mentir. »
Dan hocha la tête et leva une main complice. C’était un mensonge qu’il avait déjà raconté.
À voir son pif couperosé, Casey Kingsley n’avait pas toujours été anti-bibine. C’était un gros homme qui paraissait moins occuper que remplir son petit bureau encombré. Renversé contre le dossier de son fauteuil, il examinait les références de Dan, bien rangées dans une chemise bleue à élastique de chez Staples. L’arrière de sa tête touchait presque le bas d’une sobre croix de bois accrochée au mur à côté d’une photo encadrée de sa famille. On y voyait un Kingsley beaucoup plus jeune et mince en compagnie de son épouse et de leurs trois gamins en maillot de bain sur une plage. À l’étage du dessus, à peine assourdis par le plafond, on entendait les Village People chanter YMCA accompagnés par un martèlement de pieds enthousiaste. Dan visualisait un mille-pattes géant, permanente toute fraîche de chez le coiffeur local et justaucorps rouge vif de neuf mètres de long…
« Ah-ha, commenta Kingsley. Ah-ha… ouais… d’accord, d’accord, d’accord… »
Un grand bocal de bonbons colorés trônait sur un coin de son bureau. Sans lever les yeux de la mince liasse de références de Dan, il souleva le couvercle, pêcha un bonbon, l’enfourna. « Servez-vous, dit-il toujours sans lever les yeux.
— Non, je vous remercie », répondit Dan.
Une pensée étrange lui vint. Naguère, son père avait probablement passé un entretien dans un bureau semblable en vue d’obtenir le poste de gardien de l’hôtel Overlook. Qu’avait-il en tête ? Qu’il avait terriblement besoin de ce travail ? Que c’était sa dernière chance ? Peut-être. Sans doute. Car évidemment, Jack Torrance avait charge d’âmes. Dan, non. Si ça ne marchait pas ici, il pourrait encore continuer à vagabonder quelque temps. Ou tenter sa chance à l’hospice. Sauf que… il aimait bien le jardin public. Et le petit train qui transformait des adultes de taille normale en véritables Goliaths. Il aimait bien Teenytown, avec son côté légèrement absurde et fantaisiste, et même assez courageux, typique de cet esprit bravache des bleds de l’Amérique profonde. Et il aimait bien Billy Freeman, détenteur sans doute à son insu d’une petite pincée du Don.
À l’étage, YMCA fut remplacé par I Will Survive. Comme s’il avait attendu ce signal musical, Kingsley replaça les références de Dan dans la chemise et la lui tendit par-dessus le bureau.
Il va me dire que c’est non.
Mais après une journée d’intuitions justes, celle-ci était fausse. « Tout ça m’a l’air correct, mais j’ai l’impression que vous seriez plus à votre place à l’hôpital de New Hampshire Central, ou même à l’hospice de notre ville. Vous pourriez même postuler pour être auxiliaire de vie — je vois que vous avez des qualifications en secourisme et aide médicale. Savez ce que c’est qu’un auxiliaire de vie ?
— Oui. Et j’avais bien pensé à l’hospice. Et puis j’ai vu le jardin public, et Teenytown, et le petit train. »
Kingsley émit un grognement débonnaire. « Ah, ça vous dirait de prendre les commandes un de ces jours, pas vrai ? »
Dan mentit sans hésiter: « Non, Mr. Kinsley, ça ne me dirait pas spécialement. » Admettre qu’il aurait aimé s’asseoir sur le siège de GTO garni de mouton retourné et poser ses mains sur le manche de la petite loco rouge aurait à tous les coups fait dévier la conversation sur son permis de conduire, et sur la question épineuse de sa suspension, avec pour conséquence une invitation à quitter séance tenante le bureau du sieur Kingsley. « Je suis plutôt du genre tondeuse et râteau.
— Du genre emploi de courte durée aussi, si j’en crois vos références.
— Oh, je vais pas tarder à me poser. Je crois que je commence à être vacciné contre le virus du voyage. » Il se demanda si cette explication résonnerait aussi creux aux oreilles de Kingsley qu’il l’avait entendue résonner aux siennes.
« De toute façon, c’est tout ce que j’ai à vous offrir, poursuivit Kingsley. Un emploi de courte durée. Dès la fin de l’année scolaire…
— Oui, Billy me l’a dit. Si je décide de rester pour l’été, je tenterai l’hospice. Je pourrais même poser une candidature anticipée, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
— Aucun inconvénient. » Kingsley le dévisageait avec curiosité. « Les mourants ne vous rebutent pas ? »
Votre mère est morte là-bas, songea Danny. Sa clairvoyance ne s’était pas estompée, en fin de compte ; elle ne s’était même pas mise en veilleuse. Vous lui teniez la main quand elle s’est éteinte. Elle s’appelait Ellen.