« Non », répondit-il. Puis, sans savoir pourquoi, il ajouta: « Nous sommes tous des mourants. Le monde n’est qu’un hospice à ciel ouvert.
— Philosophe avec ça, dites-moi ? Eh bien, Mr. Torrance, je crois bien que je vais vous embaucher. J’ai confiance dans le jugement de Billy — il se trompe rarement sur les gens. N’arrivez pas en retard, ni ivre, ni les yeux rouges et sentant l’herbe, et tout ira bien pour vous. Sinon, vous reprenez la route. Car je ne crois pas que l’hospice Rivington voudra entendre parler de vous — j’y veillerai personnellement. Nous sommes d’accord là-dessus ? »
Dan éprouva un relent d’amertume
(zélé connard)
qu’il réprima. Il était sur le terrain de jeu de Kingsley. Et la balle était dans le camp adverse. « Nous sommes d’accord.
— Vous pouvez commencer dès demain, si ça vous va. Il y a des tas de chambres meublées en ville. Je peux passer quelques coups de fil, si vous voulez. Vous avez les moyens d’avancer quatre-vingt-dix dollars de loyer la semaine avant votre premier chèque de paye ?
— Oui. Merci, Mr. Kingsley. »
Kingsley fit un geste débonnaire de la main. « En attendant, je vous recommande le Red Roof Inn. Le gérant est mon ex-beau-frère. Il vous fera un prix. On est bons ?
— On est bons. »
Tout était arrivé si vite. Comme s’emboîtent rapidement les dernières pièces d’un puzzle de mille pièces très compliqué. Mais Dan s’intima de ne pas trop se fier à ce sentiment.
Kingsley se leva. La manœuvre fut lente, vu sa corpulence. Dan se leva aussi. Et quand Kingsley lui tendit sa grosse patte charnue par-dessus son bureau encombré, Dan la lui serra. À travers le plafond filtrait maintenant la musique de KC and the Sunshine Band proclamant au monde que c’était comme ça que ça leur plaisait, oh oh, hé hé.
« Je hais cette daube disco », dit Kingsley.
Non, songea Dan. Au contraire. Elle te rappelle ta fille, celle qui vient plus tellement te voir. Parce qu’elle t’a pas encore pardonné.
« Vous vous sentez bien ? s’inquiéta Kingsley. Vous êtes un peu pâle.
— Juste fatigué. J’ai fait un long trajet en bus. »
Le Don était de retour. Et en force. La question était: pourquoi maintenant ?
Il travaillait depuis trois jours (qu’il avait passés à repeindre le kiosque et à souffler les feuilles mortes de l’automne dernier) quand Kingsley traversa Cranmore Avenue pour venir lui annoncer qu’il lui avait trouvé une chambre dans Eliot Street. Salle de bains indépendante, avec douche et baignoire, rien que ça. Quatre-vingt-cinq la semaine. S’il la voulait. Oui, Dan la voulait.
« Vas-y pendant ta pause déjeuner, fils, lui conseilla Kingsley. Demande Mrs. Robertson. » Il pointa sur lui un doigt déformé par les premiers signes d’arthrite. « Et ne merde pas, Sonny Jim. C’est une vieille copine à moi. Souviens-toi que je me suis porté garant de toi sur la foi de quelques maigres références et l’intuition de Billy Freeman. »
Dan assura qu’il ne merderait pas. Mais la dose de sincérité supplémentaire qu’il tenta d’injecter dans sa voix sonna faux à ses propres oreilles. Il pensait encore à son père, réduit à mendier du boulot auprès d’un vieil ami friqué après avoir perdu son poste d’enseignant dans le Vermont. Bizarre ça, d’éprouver de la compassion pour un type qui avait failli te tuer, mais la compassion était là, indéniable. Est-ce que des gens avaient éprouvé le besoin de dire à son père de ne pas merder ? Probable. Et bien sûr, Jack Torrance avait merdé. S’était planté dans les grandes largeurs. Son alcoolisme y avait certainement été pour quelque chose, mais quand t’es à terre, y a toujours des types qui semblent éprouver un malin plaisir à te marcher dessus et à poser un pied sur ta nuque au lieu de t’aider à te relever. C’est dégueulasse, mais la nature humaine l’est, par bien des aspects. Et, évidemment, quand tu cours à ras de terre avec tous les clebs affamés, t’es surtout amené à voir des pattes, des griffes et des trous du cul.
« Et vois avec Billy s’il peut te trouver des bottes à ta pointure. Il en a récupéré un tombereau dans la cabane à outils. Même si la dernière fois que j’ai regardé, je n’ai pas pu en trouver deux assorties. »
Il faisait soleil, l’air était doux. Dan leva les yeux vers le ciel dégagé — il travaillait en jean et T-shirt des Blue Sox d’Utica — puis regarda de nouveau Casey Kingsley.
« Oui, je sais ce que tu penses, mais on est en montagne ici, Sonny Jim. Ils ont annoncé un coup de vent de nord-est pour ce soir à la radio et peut-être trente centimètres de neige. Ça ne durera pas — la neige d’avril, les gens du New Hampshire l’appellent l’engrais du pauvre — mais ils ont aussi annoncé des vents de tempête. J’espère que tu sais aussi bien manier une souffleuse à neige qu’à feuilles. Et j’espère aussi que ton dos est d’attaque, parce que Billy et toi, vous allez devoir ramasser un paquet de branches tombées demain. Et peut-être tronçonner quelques arbres aussi. Les tronçonneuses, ça te connaît ?
— Oui, Mr. Kingsley, dit Dan.
— Bien. »
Dan et Mrs. Robertson trouvèrent rapidement un terrain d’entente. Elle lui offrit même un sandwich aux œufs et un café dans la cuisine commune. Il accepta son offre, s’attendant aux questions habituelles sur ce qui l’avait amené à Frazier et ce qu’il avait fait dans la vie auparavant. Mais, ce fut reposant, Mrs. Robertson s’en abstint. Elle lui demanda par contre s’il voulait bien l’aider à fermer les contrevents du rez-de-chaussée au cas où ils auraient vraiment « un coup de chien », comme elle disait. Dan accepta également. L’une de ses devises dans la vie (il en avait peu) était de toujours être en bons termes avec sa logeuse: on ne sait jamais quand on peut avoir besoin d’un sursis pour payer son loyer…
À son retour, Billy l’attendait avec une liste de tâches à accomplir. La veille, ils avaient ôté les bâches protégeant les sujets du manège. Cet après-midi-là, ils les replacèrent et fermèrent hermétiquement les divers stands et attractions. La dernière opération de la journée consista à reculer le Riv dans son hangar. Puis tous deux se posèrent sur des chaises pliantes pour fumer une cigarette à côté de la gare de Teenytown.
« Laisse-moi te dire, Danno, lui confia Billy. T’as devant toi un ouvrier bien fatigué.
— Alors, on est deux. » Mais il se sentait bien, muscles déliés et fourmillants. Il avait oublié à quel point c’est bon de travailler au grand air, surtout quand on a pas la gueule de bois.
Billy leva la tête vers le ciel assombri de nuages et soupira. « J’espère foutrement qu’on va pas se taper de la neige et du vent comme la radio l’a annoncé, mais ça m’en a tout l’air. Au fait, je t’ai trouvé des bottes. Elles sont pas de la première jeunesse, mais au moins elles font la paire. »
Dan repartit vers ses quartiers d’habitation en emportant ses nouvelles bottes. Le vent avait commencé à forcir lorsqu’il traversa la ville et l’obscurité gagnait rapidement. Ce matin-là à Frazier, l’été avait semblé tout proche. Ce soir, l’air laissait sur le visage cette humidité glacée annonciatrice de neige. Les rues latérales étaient désertes, les maisons barricadées.
Dan tourna l’angle de Morehead Street pour s’engager dans Eliot et se figea. Poussé par le vent sur le trottoir, escorté par l’entrechoquement de squelette d’une cohorte de feuilles mortes égarées depuis l’automne dernier, un chapeau roulait. Un de ces vieux hauts-de-forme comme n’en portent plus que les magiciens. Ou les acteurs dans les vieilles comédies musicales, songea-t-il. La vision le glaça jusqu’aux os car le chapeau n’était pas réellement là. Pas exactement.