Il ferma les yeux, compta lentement jusqu’à cinq pendant que le vent plaquait son pantalon sur ses jambes, et les rouvrit. Les feuilles mortes étaient toujours là, mais le chapeau avait disparu. C’était encore le Don, qui lui offrait une de ses visions d’un réalisme troublant mais généralement dénuées de sens. Les périodes d’abstinence prolongées le renforçaient toujours, mais jamais il n’avait été plus puissant que depuis son arrivée à Frazier. C’était un peu comme si l’air avait été différent ici. Plus conducteur de ces étranges transmissions en provenance de la planète Ailleurs. Spécial.
Comme l’Overlook était spécial.
« Non, dit-il à haute voix. Ça, je le crois pas. »
Quelques verres, Danny, et tout disparaîtra. Tu le crois, ça ?
Malheureusement oui, il le croyait.
La vieille maison de Mrs. Robertson était de style colonial à l’architecture tarabiscotée. La chambre de Dan, au deuxième étage, donnait à l’ouest sur les montagnes. C’était un panorama dont il se serait passé. Ses réminiscences de l’Overlook s’étaient brouillées et ternies au fil des années mais, tandis qu’il déballait ses quelques affaires, un souvenir refit surface… Il eut vraiment la sensation d’un objet remontant à la surface, tel un horrible vestige organique (disons, le cadavre putréfié d’un petit animal) remontant des profondeurs d’un lac pour venir flotter à sa surface.
C’était le crépuscule quand la première neige est tombée. On était sous le porche de cet immense hôtel désert, mon père au milieu, entre ma mère et moi. Il nous entourait de ses bras. Tout allait bien à ce moment-là. Il ne buvait pas. D’abord, la neige s’est mise à tomber parfaitement à la verticale, puis le vent a forci et il a commencé à souffler en oblique, l’amoncelant de chaque côté du porche et recouvrant ces…
Il tenta de repousser la vision, mais elle s’imposa.
… ces haies en forme d’animaux. Celles qui bougeaient parfois quand tu les regardais pas.
Les bras couverts de chair de poule, il tourna le dos à la fenêtre. Il avait acheté au Red Apple un sandwich qu’il avait prévu de manger en commençant le livre de John Sanford qu’il avait aussi pris au même magasin, mais au bout de quelques bouchées il remballa son sandwich et le posa au frais sur l’appui de la fenêtre. Il mangerait peut-être le reste plus tard. Mais il ne pensait pas veiller au-delà de neuf heures ce soir-là. S’il arrivait à lire cent pages de son bouquin, il serait content.
Dehors, le vent soufflait de plus en plus fort. De temps en temps, il poussait des hurlements à vous glacer le sang en tournant au coin des avant-toits et Dan levait les yeux de son livre. Vers vingt heures trente, la neige commença à tomber. Une neige lourde et humide qui recouvrit bientôt sa fenêtre et lui masqua les montagnes. Ce qui était pire, d’une certaine façon. À l’Overlook aussi, la neige avait bouché les fenêtres. D’abord celles du rez-de-chaussée… puis celles du premier étage… puis celles du deuxième.
Les ensevelissant avec les morts-vivants.
Mon père s’imaginait qu’ils allaient le nommer gérant de l’hôtel. Tout ce qu’il avait à faire pour leur prouver sa loyauté, c’était de leur offrir son fils en sacrifice.
« Son Fils unique », marmonna Dan. Puis il se retourna comme si c’était quelqu’un d’autre qui avait parlé… et en effet, il ne se sentait pas seul. Pas tout à fait seul. Le vent poussa encore un glapissement contre le mur extérieur de la maison et Dan frissonna.
Pas trop tard pour retourner au Red Apple me prendre une bouteille de quelque chose. Et endormir toutes ces désagréables pensées.
Non. Il allait lire son livre. Lucas Davenport était sur l’affaire et Dan avait la ferme intention de poursuivre sa lecture.
Il la termina à neuf heures et quart et se glissa sous les draps de son énième lit de chambre meublée. J’arriverai pas à dormir, pensa-t-il. Avec ce vent qui hurle.
Mais il dormit.
Il était assis à l’embouchure de la buse. Son regard errait sur la pente herbue de la berge jusqu’au fleuve Cape Fear en contrebas et le pont qui l’enjambait. La nuit était claire, la lune pleine. Il n’y avait ni vent ni neige. Et l’Overlook avait disparu. Quand bien même il n’aurait pas brûlé de la cave au grenier durant le mandat du Président Planteur de Cacahuètes, il se trouvait à près de deux mille kilomètres de là. Alors, d’où lui venait cette peur ?
De ce qu’il n’était pas seul. Voilà d’où elle venait. Il y avait quelqu’un derrière lui.
« Tu veux un petit conseil, minou-chat ? »
La voix était tremblante, liquide. Dan sentit un frisson glacé lui parcourir l’échine. Ses jambes, couvertes de chair de poule, étaient encore plus froides. Il était en short et voyait sa peau hérissée de minuscules papilles blanches. Bien sûr qu’il était en short. Son cerveau pouvait bien être celui d’un homme adulte, il était logé en cet instant dans le corps d’un gamin de cinq ans.
Minou-chat. Qui… ?
Mais il savait. Il avait dit son nom à Deenie, mais elle l’avait seulement appelé minou-chat.
Tu ne peux pas te souvenir de ça, et d’ailleurs, ce n’est qu’un rêve.
Bien sûr, c’était un rêve. Il était à Frazier, New Hampshire, il dormait dans la pension de famille de Mrs. Robertson pendant qu’une tempête de neige printanière faisait rage au-dehors. Pourtant, il lui sembla plus sage, plus prudent aussi, de ne pas se retourner.
« Non merci, j’ai pas besoin de conseil, dit-il, contemplant toujours le fleuve et la lune. Les conseilleurs ne sont pas les payeurs. Et il y en a plein les bars et les salons de coiffure.
— Fais attention à la femme au chapeau, minou-chat. »
Quel chapeau ? aurait-il pu demander, mais vraiment, à quoi bon se fatiguer ? Il savait de quel chapeau elle parlait, il l’avait vu rouler sur le trottoir, poussé par le vent. Aussi noir que le péché à l’extérieur, doublé de soie blanche à l’intérieur.
« C’est la Reine-Salope du Château-l’Enfer. Si tu la cherches, elle te bouffera vivant. »
Ce fut plus fort que lui. Il tourna la tête. Deenie était là, assise avec lui à l’entrée de la buse, la couverture du clochard drapée sur ses épaules nues. Ses cheveux mouillés collaient à ses joues. Son visage enflé ruisselait. Ses yeux étaient troubles. Elle était morte, sans doute couchée dans sa tombe depuis des années.
Tu n’es pas réelle, voulut lui dire Dan. Mais aucun mot ne sortit. Il avait de nouveau cinq ans, Danny avait cinq ans, l’Overlook était ruines et cendres, mais il y avait ici une femme morte qu’il avait naguère volée.
« C’est pas grave », lui dit-elle. Voix gargouillante montant d’une gorge boursouflée. « J’ai vendu la coke, après l’avoir écrabouillée avec un peu de sucre. Me suis fait vingt sacs. » Elle sourit, et de l’eau gicla entre ses dents. « Je t’aimais bien, minou-chat. C’est pour ça que je suis revenue pour te prévenir. Ne t’approche pas de la femme au chapeau.
– Ôtez votre masque », dit Dan…, mais c’était la voix de Danny, une voix d’enfant chantante, fluette et haut perchée. « Imposteur, faux visage, ôtez votre masque. »
Il ferma les yeux comme il l’avait fait si souvent à l’Overlook lorsqu’il était confronté à ses terribles visions. La femme se mit à hurler, mais il se refusa à ouvrir les yeux. Le hurlement s’étira, devint un ululement modulé, et il réalisa que c’était le ululement du vent. Il n’était ni dans le Colorado, ni en Caroline du Nord. Il était dans le New Hampshire. Il venait de faire un cauchemar. Mais il était réveillé maintenant.