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11

Sa Timex indiquait deux heures du matin. La chambre n’était pas chauffée mais il avait les bras et le torse collants de sueur.

Un petit conseil, minou-chat ?

« Non, dit-il. Je veux pas de conseil de toi. »

Elle est morte.

Il n’avait aucun moyen de le savoir, mais il le savait. Deenie — l’ex-déesse du monde occidental en mini-jupe de cuir et sandales à semelles de liège — était morte. Il savait même comment elle s’y était prise. Elle avait avalé des comprimés, relevé ses cheveux sur sa tête et enjambé le rebord de la baignoire pour s’enfoncer dans un bain tiède où elle s’était endormie, avait coulé, et s’était noyée.

Le rugissement du vent, chargé d’une sourde menace, avait une sinistre familiarité. Le vent souffle partout, mais il n’y a qu’en altitude qu’il fait ce bruit-là. Comme si un dieu furieux abattait sur le monde un maillet à air comprimé.

Quand il buvait, je disais qu’il Faisait le Vilain, pensa Dan. Je pensais que l’alcool était sa Mauvaise Médecine. Sauf que parfois, c’est de la Bonne Médecine. Quand tu te réveilles d’un cauchemar dont tu sais qu’il provient à cinquante pour cent du Don, c’est de la Très Bonne Médecine.

Une bière le renverrait dans les bras de Morphée. Trois lui garantiraient non seulement le sommeil, mais un sommeil sans rêves. Le sommeil est le médecin de la nature et, en cet instant, Dan Torrance sentait qu’il était malade et avait besoin d’une puissante médecine.

Tout est fermé. T’as de la chance.

Peut-être. Ou peut-être pas.

Il se retourna sur le flanc et sentit quelque chose rouler contre son dos. Non, pas quelque chose. Quelqu’un. Quelqu’un était couché avec lui. Deenie s’était couchée avec lui. Sauf que c’était trop petit pour être Deenie. Ça ressemblait plutôt à…

Il dégringola du lit, atterrit lourdement par terre et regarda par-dessus son épaule. C’était Tommy, le petit garçon de Deenie. Il avait le côté droit du crâne enfoncé. Des esquilles d’os saillaient entre ses cheveux blonds ensanglantés. Une morve grise écaillée — de la cervelle — séchait sur sa joue. C’était pas possible qu’il soit en vie avec une blessure aussi effroyable, mais il l’était. Il tendit vers Dan une main en étoile de mer.

« Bonbon », dit-il.

Le hurlement reprit, sauf que cette fois, ce n’était pas Deenie et ce n’était pas le vent.

Cette fois-ci, c’était Dan.

12

Lorsqu’il se réveilla pour la deuxième fois — un vrai réveil, cette fois —, il ne criait pas. Il avait juste cette espèce de grondement sourd au fond de la poitrine. Il se redressa, suffoquant, le drap en tirebouchon autour de la taille. Il n’y avait personne d’autre dans le lit, mais le rêve ne s’étant pas encore dissipé, le voir de ses yeux ne suffisait pas. Il repoussa le drap, et ça ne suffisait toujours pas. Il passa sa main sur le drap, cherchant un reste de chaleur, l’empreinte de petites hanches et de petites fesses. Rien. Évidemment, rien. Alors il se pencha pour regarder sous le lit et n’y vit que ses nouvelles bottes.

Le vent soufflait moins fort maintenant. La tempête n’était pas terminée, mais elle se calmait.

Il se dirigea vers la salle de bains, puis pivota pour regarder en arrière, comme s’il s’attendait à surprendre quelqu’un. Mais il n’y avait que le lit défait, drap et couvertures gisant à terre. Il alluma la lumière au-dessus du lavabo, s’aspergea le visage d’eau froide et s’assit sur l’abattant des W.-C., respirant à longs traits, une inspiration après l’autre. Il eut envie de se lever pour aller se chercher une cigarette dans le paquet posé sur l’unique petite table de la chambre, mais ses jambes étaient en caoutchouc et il n’était pas sûr qu’elles le porteraient. Pas encore. Alors, il resta assis là. D’où il était, il voyait le lit et le lit était vide. Toute la chambre était vide. Aucun problème de ce côté-là.

Sauf que… il ne la sentait pas vide. Pas encore. Quand elle le serait, il retournerait se coucher. Mais plus pour dormir. Pour cette nuit, le sommeil était terminé.

13

Sept ans auparavant, alors qu’il travaillait comme garçon de salle dans un hôpital de Tulsa, Dan avait sympathisé avec un vieux psychiatre atteint d’un cancer du foie en phase terminale. Un jour qu’Emil Kemmer récapitulait (sans beaucoup de discrétion) les cas les plus intéressants qu’il avait rencontrés dans sa carrière, Dan lui avait confié que, depuis son enfance, il souffrait de ce qu’il appelait ses « rêves doubles ». Kemmer connaissait-il ce phénomène ? Y avait-il un autre nom pour le désigner ?

Kemmer, en son temps, avait été un solide gaillard — la vieille photo de mariage en noir et blanc posée sur sa table de chevet l’attestait — mais le cancer est le super-régime amaigrissant de choc et, le jour de leur conversation, il devait peser en kilos la moitié de son âge, soit quatre-vingt-onze ans. Son esprit toutefois était toujours aussi affûté et, assis là sur l’abattant des W.-C. à écouter la tempête mourir au-dehors, Dan se souvint du sourire chafouin du vieil homme.

« En général, lui avait répondu Kemmer avec son fort accent allemand, on me paye pour mes diagnostics, Daniel. »

Dan avait souri de même. « Pas de chance, alors. Tant pis pour moi.

— Peut-être pas. » Kemmer l’avait dévisagé. Il avait des yeux bleus perçants. Dan avait beau savoir que c’était affreusement injuste, il ne pouvait s’empêcher d’imaginer ces yeux-là sous la visière d’un casque noir de la Waffen-SS. « Une rumeur circule dans ce mouroir comme quoi vous êtes un jeune homme doué du talent d’aider les gens à passer de l’autre côté. Est-ce vrai ?

— Quelquefois, avait répondu Dan prudemment. Pas toujours. » La vérité, c’était: presque toujours.

« Lorsque mon heure viendra, m’aiderez-vous ?

— Si je le peux, bien sûr.

— Bien. » Kemmer s’était redressé contre son oreiller, entreprise douloureusement laborieuse, mais lorsque Dan s’était avancé pour l’aider, le vieil homme l’avait écarté d’un geste. « Ce que vous appelez “rêve double” est un phénomène bien connu des psychiatres et qui intéresse particulièrement les jungiens qui l’appellent faux réveil. Le premier rêve est généralement un rêve lucide, ce qui signifie que le rêveur est conscient qu’il rêve…

— Oui ! s’écria Dan. Mais dans le deuxième…

— Le rêveur croit qu’il est réveillé, enchaîna Kemmer. Jung en faisait le plus grand cas, attribuant même à ces rêves des pouvoirs de précognition. Mais bien sûr, nous ne sommes pas si naïfs, n’est-ce pas, Dan ?

— Bien sûr, était convenu Dan.

— Le poète Edgar Allan Poe avait déjà décrit le phénomène du faux réveil longtemps avant la naissance de Jung. Il a écrit: “Tout ce que nous voyons ou renvoyons n’est qu’un rêve dans un rêve.” Ai-je répondu à votre question ?

— Je crois, oui. Merci.

— Tout le plaisir est pour moi. Je crois que je prendrais bien un peu de jus de fruits, à présent. Pomme, je vous prie. »

14

Des pouvoirs de précognition… mais bien sûr, nous ne sommes pas si naïfs.

Dan ne s’était jamais vanté d’avoir le Don, mais de toute façon, il ne se serait jamais permis de contredire un mourant… surtout un mourant avec un regard bleu si froidement inquisiteur. La vérité, pourtant, c’était que l’un ou l’autre de ses rêves doubles était souvent prémonitoire, mais d’une façon qu’il ne comprenait jamais qu’à moitié ou ne comprenait pas du tout. Pourtant, là, assis en caleçon sur les W.-C., frissonnant à présent (et pas seulement parce que la chambre était froide), il comprit beaucoup plus de son rêve double qu’il n’aurait souhaité en comprendre.