Tommy était mort. Très certainement assassiné par son oncle tortionnaire. Sa mère s’était suicidée peu après. Quant au reste du rêve… et au chapeau fantôme qu’il avait vu rouler sur le trottoir…
Ne t’approche pas de la femme au chapeau. C’est la Reine-Salope du Château-l’Enfer.
« Je m’en fous », dit Dan.
Si tu la cherches, elle te bouffera vivant.
Il n’avait aucune intention de chercher cette femme, encore moins de la trouver. Quant à Deenie, il n’était responsable ni de la violence de son frère, ni de sa négligence envers son fils. Il n’avait même plus à se coltiner sa culpabilité pour ses misérables soixante-dix dollars ; elle avait revendu la coke — il était sûr que cette partie-là du rêve était vraie — donc ils étaient quittes. Plus que quittes, même.
Ce dont il se foutait pas, en revanche, c’était de se trouver à boire. De se soûler, plus exactement. Se fraca-bourrer-défoncer. À plus pouvoir mettre un pied devant l’autre, à plus savoir où il habitait. La chaleur du soleil le matin, c’était bien, et la sensation agréable de muscles endoloris par le labeur, et se réveiller sans gueule de bois, tout ça c’était très bien, mais le prix à payer — tous ces rêves et visions insensés, sans compter les pensées importunes d’inconnus croisés dans la rue qui trouvaient le moyen de forcer ses défenses mentales —, non, le prix à payer était trop élevé.
Trop dur à supporter.
Assis sur la seule chaise de sa chambre, il lut à la lumière de la seule lampe de la chambre jusqu’à ce que les deux églises de la ville dotées d’un clocher sonnent sept heures. Alors, il chaussa ses bottes neuves (neuves pour lui, en tout cas), enfila son duffle-coat et sortit dans un monde métamorphosé et adouci. Plus aucune arête saillante nulle part. La neige tombait toujours, mais avec douceur maintenant.
Je devrais me tirer d’ici. Retourner en Floride. Merde au New Hampshire, où je parie qu’il neige le 4 juillet les années impaires.
La voix de Hallorann lui répondit, aussi bienveillante que dans ses souvenirs d’enfance, du temps où Dan était Danny, mais il y sentit néanmoins affleurer la dureté de l’acier: Tu ferais mieux de te poser quelque part, petit, sans quoi tu seras plus capable de te poser nulle part.
« Va te faire foutre, vieux débris », marmonna-t-il.
Il retourna au Red Apple, parce que c’était le seul magasin ouvert à cette heure (les débits de vins et spiritueux n’ouvriraient pas avant une demi-heure), et il déambula lentement entre la vitrine réfrigérée des vins et celle de la bière, ne parvenant pas à se décider. Il finit par conclure que, s’il devait se soûler, autant faire les choses en grand. Il attrapa deux bouteilles de Thunderbird (18 degrés, bon chiffre quand le whisky est temporairement inaccessible), remonta l’allée jusqu’à la caisse et s’arrêta.
Attends encore un jour. Donne-toi encore une chance.
Oui, il pouvait faire ça, mais à quoi bon ? Pour se réveiller encore avec Tommy dans son lit ? Tommy avec la moitié du crâne enfoncée ? À moins que la prochaine fois, ça ne soit Deenie, qui était restée noyée dans sa baignoire pendant deux jours avant que le syndic de l’immeuble, las de cogner à la porte, utilise son passe et la trouve. Il ne pouvait pas savoir ça ; si Emil Kemmer avait été là, il l’aurait reconnu sans hésiter, et pourtant il savait. Oui, il savait. Alors, à quoi bon ?
Peut-être que cet épisode d’hyper-perception va passer. Peut-être que c’est juste une phase, l’équivalent psychique du delirium tremens. Peut-être que si je me donne encore un peu de temps…
Mais le temps varie. Ça, c’est une chose que seuls comprennent les alcooliques et les junkies. Quand t’arrives plus à dormir, quand t’as peur de regarder autour de toi par crainte de ce que tu risques de voir, alors le temps se dilate et il lui pousse des dents effilées comme des rasoirs.
« Je peux vous aider ? » lui demanda le vendeur. Et Dan sut
(saloperie de Don saloperie de truc)
que le vendeur n’était pas rassuré. Compréhensible, non ? Avec sa tête hirsute, ses cercles noirs autour des yeux et ses gestes hésitants et nerveux, l’autre devait le prendre pour un accro à la méth en train de décider si oui ou non il allait sortir son fidèle calibre du samedi soir pour exiger le contenu de la caisse.
« Non, répondit Dan. Je viens de m’apercevoir que j’ai laissé mon portefeuille à la maison. »
Il alla remettre les bouteilles vertes dans la vitrine réfrigérée. Alors qu’il la refermait, il les entendit lui susurrer gentiment, comme un copain parle à un copain: À bientôt, Danny.
Billy Freeman l’attendait, emmitouflé jusqu’aux sourcils. Il lui tendit un vieux bonnet de ski à pompon avec ANNISTON CYCLONES brodé sur le devant.
« C’est quoi, ces Cyclones d’Anniston ? demanda Dan.
— Anniston est à trente bornes au nord. Question football, basket-ball et base-ball, ce sont nos rivaux de toujours. Si quelqu’un te voit avec ce bonnet sur la tête, t’es bon pour te prendre une boule de neige en pleine poire, mais désolé, c’est le seul que j’aie. »
Dan coiffa le bonnet. « Eh ben, allez les Cyclones.
— C’est ça, et haut les cœurs. » Billy le regarda plus attentivement. « Ça va, Danno ?
— J’ai pas beaucoup dormi, cette nuit.
— Je comprends ça. Foutu vent, qu’est-ce qu’il a gueulé, hein ? On aurait dit mon ex-femme, quand j’essayais de la convaincre qu’un peu d’exercice le samedi soir nous ferait du bien. Prêt à attaquer ?
— Aussi prêt qu’on peut l’être.
— Bon. Alors en piste. On ne va pas chômer aujourd’hui. »
Sûr, c’était pas un jour à chômer mais, dès midi, le soleil était revenu et la température était remontée au-dessus des 10 degrés. À mesure que la neige fondait, Teenytown résonnait du tintement de myriades de petites cascades. Le moral de Dan remontait avec la température et il se surprit même à chanter (« Young man ! I was once in your shoes[6] ! ») tout en faisant aller et venir sa souffleuse à neige dans le périmètre du petit centre commercial adjacent au jardin public. Au-dessus de sa tête, une bannière annonçant SUPER SOLDES DE PRINTEMPS À PRIX TEENYTOWN ! claquait dans une brise légère qui n’avait plus rien de commun avec le vent furieux de la nuit précédente.
Et il n’avait plus de visions.
Après le boulot, il emmena Billy au Chuck Wagon et commanda deux repas complets avec steaks. Billy proposa de payer la bière, mais Dan secoua la tête. « J’évite l’alcool en ce moment. Parce que, si je commence, je suis pas sûr de savoir où m’arrêter.
— Tu pourrais en toucher deux mots à Kingsley, lui dit Billy. L’alcool lui a valu un divorce il y a quinze ans. Il est nickel maintenant, mais sa fille refuse encore de lui parler. »
Ils burent donc du café en mangeant. Beaucoup de café.
Dan regagna sa chambre au deuxième étage d’Eliot Street, fatigué, le ventre plein de bonne bouffe chaude, et heureux d’être sobre. Il n’avait pas la télé dans sa chambre mais il lui restait la deuxième moitié de son livre de Sandford à terminer, et il s’y plongea pendant deux bonnes heures. Il gardait l’oreille aux aguets, guettant la reprise du vent, mais le vent ne se leva pas. Dan avait dans l’idée que la tempête de la nuit précédente était le dernier coup de sang de l’hiver. Ça lui convenait. Il se coucha à dix heures et s’endormit presque aussitôt. Sa visite matinale au Red Apple lui paraissait bien floue désormais, comme s’il y était allé sous l’emprise d’une fièvre délirante et que cette fièvre était maintenant passée.