Il s’éveilla au petit matin, pas parce que le vent soufflait mais parce qu’il avait envie de pisser comme un cheval dopé. Il se leva, se traîna jusqu’à la salle de bains et alluma la lumière près de la porte.
Le chapeau haut de forme était dans la baignoire et il était plein de sang.
« Non, dit-il. C’est un rêve. »
Un rêve double, peut-être. Ou triple. Ou même quadruple. Il y avait une chose qu’il n’avait pas dite à Emil Kemmer: qu’il redoutait de se perdre dans un labyrinthe de vies nocturnes fantômes et d’être incapable de retrouver la sortie.
Tout ce que nous voyons ou renvoyons n’est qu’un rêve dans un rêve.
Sauf que cette vision était réelle. Le chapeau aussi. Personne d’autre ne l’aurait vu, mais ça ne changeait rien. Le chapeau était réel. Il se trouvait quelque part dans le monde. Dan le savait.
Du coin de l’œil, il aperçut quelque chose d’écrit sur le miroir au-dessus du lavabo. Écrit au rouge à lèvres.
Je ne dois pas regarder.
Trop tard. Sa tête avait pivoté ; il entendit les tendons grincer dans son cou comme de vieux gonds rouillés. Et après ? Quelle importance ? Il savait ce que c’était. Mrs. Massey avait disparu, Horace Derwent avait disparu, solidement bouclés dans les coffres-forts qu’il gardait rangés tout au fond de son esprit, mais l’Overlook n’en avait pas encore terminé avec lui. Sur le miroir, écrit non pas au rouge à lèvres mais avec du sang, il y avait ce seul mot:
TROMAL
Et en dessous dans le lavabo, un petit T-shirt des Braves d’Atlanta maculé de sang.
Ça n’en finira jamais, pensa Danny.L’Overlook a brûlé et ses fantômes les plus terribles sont enfermés dans des coffres-forts, mais je ne peux pas enfermer le Don parce qu’il n’est pas juste à l’intérieur de moi, il est moi. Sans alcool pour les anesthésier au moins un peu, ces visions continueront jusqu’à me rendre fou.
Il voyait son reflet dans le miroir avec TROMAL flottant devant son visage, appliqué comme une marque au fer rouge sur son front. Ce n’était pas un rêve. Il y avait le T-shirt d’un enfant assassiné dans son lavabo et un chapeau rempli de sang dans sa baignoire. La folie guettait. Il pouvait la voir approcher dans ses grands yeux exorbités.
Et puis, comme le faisceau d’une torche dans le noir, la voix de Dick Hallorann: Fils, tu vois peut-être des choses, mais c’est comme les images dans un livre. Tu n’étais pas sans défense à l’Overlook quand tu étais petit et tu n’es pas sans défense aujourd’hui. Loin de là. Ferme les yeux, et quand tu les rouvriras, toutes ces horreurs auront disparu.
Il ferma les yeux et attendit. Il essaya de compter les secondes mais ne put aller au-delà de quatorze avant que les nombres se perdent dans le tumulte rugissant de ses pensées. Il s’attendait presque à sentir des mains — peut-être celles de la femme au chapeau — se refermer autour de sa gorge. Mais il resta debout là. De toute façon il n’avait nulle part ailleurs où aller.
Rassemblant son courage, Dan ouvrit les yeux. La baignoire était vide. Le lavabo était vide. Il n’y avait rien d’écrit sur le miroir.
Mais ça reviendra. La prochaine fois, ça sera peut-être ses sandales — celles à semelles de liège. Ou alors je la verrai dans la baignoire. Pourquoi pas ? C’est bien là que j’ai vu Mrs. Massey, et elles sont toutes les deux mortes de la même façon. Sauf que je n’ai jamais volé l’argent de Mrs. Massey avant de me tirer.
« Je m’étais donné une journée, dit-il à la pièce vide. J’ai au moins fait ça. »
Oui, et même si ç’avait été une foutue journée de travail acharné, ç’avait aussi été une sacrée bonne journée, il aurait été le premier à l’admettre. Le problème, c’était pas les journées. Les nuits, par contre…
L’esprit est un tableau noir. L’alcool, la brosse à effacer.
Dan resta couché sans dormir jusqu’à six heures. Puis il s’habilla et reprit le chemin du Red Apple. Cette fois, il n’hésita pas, et au lieu de prendre deux bouteilles de Bird dans la vitrine réfrigérée des vins, il en sortit trois. C’était quoi, la formule consacrée ? « Défonce-toi ou casse-toi. » Le vendeur emballa les bouteilles sans faire de commentaires ; il avait l’habitude des acheteurs de vin matinaux. Dan rejoignit le jardin public, s’assit sur l’un des bancs de Teenytown, tira l’une des bouteilles du sac et la contempla tel Hamlet le crâne de Yorick. À travers la paroi verte, le contenu ressemblait à de la mort-aux-rats plutôt qu’à du vin.
« Tu dis ça comme si c’était de la mauvaise médecine », dit Dan. Et il dévissa le bouchon.
Cette fois, ce fut sa mère qui lui parla. Wendy Torrance, qui avait fumé jusqu’à la toute dernière extrémité. Car si le suicide est la seule option, qu’au moins on puisse choisir son arme.
C’est comme ça que tu vas finir, Danny ? C’est à ça que tout aura servi ?
Il revissa le bouchon, le serra. Puis le redévissa. Cette fois, il l’ôta. Le vin avait une odeur aigre, l’odeur de la musique des juke-box, des bars crasseux et des querelles vaines suivies de bagarres à coups de poing sur des parkings. Au final, la vie était aussi stupide que ces bagarres. Le monde n’était pas un hospice à ciel ouvert, le monde était l’hôtel Overlook où la fête ne finissait jamais. Où les morts vivaient pour l’éternité. Dan porta la bouteille à ses lèvres.
Danny, est-ce pour ça que nous nous sommes battus si dur pour sortir de cet hôtel maudit ? Que nous nous sommes battus pour reconstruire notre vie ? Il n’y avait aucun reproche dans sa voix, seulement de la tristesse.
Danny revissa le bouchon. Puis le dévissa. Le revissa. Le dévissa.
Il pensa: Si je bois, c’est l’Overlook qui gagne. Même s’il a brûlé de fond en comble quand la chaudière a explosé, c’est lui qui gagne. Et si je bois pas, je deviens fou.
Il pensa: Tout ce que nous voyons ou renvoyons n’est qu’un rêve dans un rêve.
Il était encore là, à visser et dévisser le bouchon, quand Billy Freeman le trouva, Billy qui s’était réveillé de bonne heure, alarmé par la vague intuition que quelque chose clochait.
« T’as l’intention de boire ce truc, Dan, ou juste de continuer à le branler ?
— Le boire, sans doute. Je vois pas ce que je pourrais faire d’autre. »
Alors, Billy le lui dit.
Quand il arriva à huit heures et quart ce matin-là, Casey Kingsley ne fut pas entièrement surpris de voir sa nouvelle recrue assise devant la porte de son bureau. Pas plus qu’il ne fut surpris de voir la bouteille que Torrance avait dans les mains et dont il n’arrêtait pas de dévisser et revisser le capuchon: il avait cet air-là depuis le premier jour, ce regard fixe, perdu à une borne de distance, estampillé Vins et Spiritueux Kappy’s Discount.
Billy Freeman avait moins le Don que Danny, largement moins, mais un poil plus qu’une simple étincelle. Ce fameux premier jour, tandis que Dan traversait la rue pour se rendre à l’hôtel de ville, il avait appelé Casey Kingsley depuis le dépôt communal pour lui dire qu’il y avait un jeune type qui cherchait du boulot. Il risquait de pas avoir grand-chose, question références, mais Billy pensait que c’était le type qu’il lui fallait pour l’aider jusqu’à Memorial Day. Kingsley, qui avait l’expérience des intuitions de Billy — toujours bonnes —, était tombé d’accord avec lui. Je sais qu’il nous faut quelqu’un, avait-il dit.
Billy alors lui avait sorti un truc curieux, mais Billy était un type curieux. Une fois, il y avait deux ans de ça, il avait appelé une ambulance cinq minutes avant qu’un petit mioche tombe de la balançoire et se fracture le crâne.
Il a plus besoin de nous que nous n’avons besoin de lui, avait dit Billy.
Et voilà que le gars était là, penché en avant, les épaules voûtées, comme s’il avait déjà embarqué dans son prochain bus ou sur son prochain tabouret de bar, et Kingsley flairait l’odeur de son vin à vingt pas dans le couloir. Il avait un flair de gourmet pour ces odeurs-là et savait mettre un nom sur chacune. Ça, c’était du Thunderbird, comme dans la vieille ballade de saloon: What’s the word ? Thunderbird ! What’s the price ? Fifty twice[7]. Mais quand le jeune gars leva la tête pour le regarder, Kingsley vit que ses yeux étaient vides de tout, sauf de désespoir.
« C’est Billy qui m’envoie. »
Kingsley ne dit rien. Il vit le gosse se rassembler, lutter. Ça se voyait dans ses yeux ; ça se voyait dans le pli tombant de sa bouche ; ça se voyait surtout dans sa façon de tenir la bouteille, avec détestation et adoration, avec envie et besoin aussi.
Enfin, Dan articula les mots qu’il avait fuis toute sa vie:
« J’ai besoin d’aide. »
Il passa son avant-bras sur ses yeux. Kingsley en profita pour se pencher en avant et saisir la bouteille. Le môme s’y cramponna un instant… puis lâcha prise.
« Tu es malade et fatigué, lui dit Kingsley. Je le vois bien. Mais es-tu malade et fatigué d’être malade et fatigué ? »
Dan leva les yeux pour le regarder et déglutit. Il lutta encore un peu, puis dit: « Vous ne pouvez pas savoir à quel point.
— Peut-être que si. » Kingsley sortit un trousseau de clés géant de son pantalon géant. Il en introduisit une dans la serrure de sa porte où on pouvait lire: SERVICES MUNICIPAUX DE LA VILLE DE FRAZIER sur le verre dépoli. « Entre. On va en parler. »