Выбрать главу

Billy Freeman avait moins le Don que Danny, largement moins, mais un poil plus qu’une simple étincelle. Ce fameux premier jour, tandis que Dan traversait la rue pour se rendre à l’hôtel de ville, il avait appelé Casey Kingsley depuis le dépôt communal pour lui dire qu’il y avait un jeune type qui cherchait du boulot. Il risquait de pas avoir grand-chose, question références, mais Billy pensait que c’était le type qu’il lui fallait pour l’aider jusqu’à Memorial Day. Kingsley, qui avait l’expérience des intuitions de Billy — toujours bonnes —, était tombé d’accord avec lui. Je sais qu’il nous faut quelqu’un, avait-il dit.

Billy alors lui avait sorti un truc curieux, mais Billy était un type curieux. Une fois, il y avait deux ans de ça, il avait appelé une ambulance cinq minutes avant qu’un petit mioche tombe de la balançoire et se fracture le crâne.

Il a plus besoin de nous que nous n’avons besoin de lui, avait dit Billy.

Et voilà que le gars était là, penché en avant, les épaules voûtées, comme s’il avait déjà embarqué dans son prochain bus ou sur son prochain tabouret de bar, et Kingsley flairait l’odeur de son vin à vingt pas dans le couloir. Il avait un flair de gourmet pour ces odeurs-là et savait mettre un nom sur chacune. Ça, c’était du Thunderbird, comme dans la vieille ballade de saloon: What’s the word ? Thunderbird ! What’s the price ? Fifty twice[7]. Mais quand le jeune gars leva la tête pour le regarder, Kingsley vit que ses yeux étaient vides de tout, sauf de désespoir.

« C’est Billy qui m’envoie. »

Kingsley ne dit rien. Il vit le gosse se rassembler, lutter. Ça se voyait dans ses yeux ; ça se voyait dans le pli tombant de sa bouche ; ça se voyait surtout dans sa façon de tenir la bouteille, avec détestation et adoration, avec envie et besoin aussi.

Enfin, Dan articula les mots qu’il avait fuis toute sa vie:

« J’ai besoin d’aide. »

Il passa son avant-bras sur ses yeux. Kingsley en profita pour se pencher en avant et saisir la bouteille. Le môme s’y cramponna un instant… puis lâcha prise.

« Tu es malade et fatigué, lui dit Kingsley. Je le vois bien. Mais es-tu malade et fatigué d’être malade et fatigué ? »

Dan leva les yeux pour le regarder et déglutit. Il lutta encore un peu, puis dit: « Vous ne pouvez pas savoir à quel point.

— Peut-être que si. » Kingsley sortit un trousseau de clés géant de son pantalon géant. Il en introduisit une dans la serrure de sa porte où on pouvait lire: SERVICES MUNICIPAUX DE LA VILLE DE FRAZIER sur le verre dépoli. « Entre. On va en parler. »

CHAPITRE 2

MAUVAIS CHIFFRES

1

Son arrière-petite-fille endormie sur les genoux, la vieille poétesse aux prénom italien et patronyme américain regardait la vidéo que l’époux de sa petite-fille avait tournée dans la salle d’accouchement, trois semaines plus tôt. La vidéo commençait par ce carton-titre: ABRA VIENT AU MONDE ! Ensuite les images étaient sautillantes et David avait évité (Dieu merci) de filmer les détails trop cliniques, mais Concetta Reynolds voyait bien les cheveux collés par la sueur sur le front de Lucia, et quand l’une des sages-femmes l’exhorta à pousser, elle l’entendit crier: «  C’est ce que je fais !  », et vit les gouttelettes de sang sur le drap bleu — pas beaucoup, mais assez pour en faire ce que la grand-mère de Chetta aurait appelé « un beau spectacle ». Mais pas en langue américaine, évidemment.

L’image tremblota quand le bébé apparut enfin dans le champ et Concetta sentit la chair de poule se propager le long de son dos et de ses bras en entendant Lucy crier: « Elle n’a pas de visage !  »

Assis à côté de Lucy, David lâcha un petit rire. Car bien sûr Abra avait un visage, et très joli de surcroît. Chetta baissa les yeux vers le nourrisson comme pour s’en réassurer. Lorsqu’elle releva la tête, le nouveau-né venait d’être placé dans les bras de sa jeune mère. Quelque trente ou quarante secondes saccadées plus tard, un nouveau carton-titre apparut à l’écran: JOYEUSE VENUE AU MONDE, ABRA RAFAELLA STONE !

David appuya sur la touche STOP de la télécommande.

« Tu es l’une des très très rares personnes qui auront le droit de voir ça, annonça Lucy d’une voix péremptoire. C’est très gênant.

— C’est formidable, dit David. Et il y a une autre personne qui aura forcément le droit de le voir, c’est Abra. » Il jeta un coup d’œil à son épouse, assise à côté de lui sur le canapé. « Quand elle sera assez grande, et si elle veut le voir, bien sûr. » Il tapota la cuisse de Lucy, puis sourit à sa « belle-grand-mère », une femme pour laquelle il avait le plus grand respect mais pas la plus grande affection. « En attendant, la cassette va dans le coffre-fort rejoindre les polices d’assurance, les titres de propriété de la maison, et mes millions de dollars de la drogue. »

Concetta sourit pour signifier qu’elle avait compris la blague mais qu’elle ne la trouvait pas particulièrement drôle. Sur ses genoux, Abra continuait à dormir. Dans un certain sens, songea-t-elle, tous les bébés naissent coiffés, leurs minuscules visages drapés de mystère et de possibilités. Peut-être était-ce un sujet sur lequel écrire. Ou peut-être pas.

Concetta, arrivée en Amérique à l’âge de douze ans, parlait un anglais idiomatique parfait — sans surprise, puisqu’elle était diplômée de l’université Vassar et professeur (aujourd’hui émérite) d’anglais — mais dans sa tête vivaient encore toutes les superstitions et tous les contes des vieilles femmes de son pays. Parfois, ces dernières lui donnaient des ordres, et elles le faisaient toujours en italien. Chetta croyait que la plupart des artistes étaient des schizophrènes de haut niveau, et elle-même n’échappait pas à la règle. Elle savait qu’il est idiot d’être superstitieux ; mais elle crachait entre ses doigts si elle croisait un corbeau ou un chat noir.

Pour une bonne partie de sa propre schizophrénie, Chetta pouvait dire merci aux sœurs de la Miséricorde. Ces femmes croyaient en Dieu ; elles croyaient en la divinité de Jésus ; elles croyaient aussi qu’un miroir est une mare ensorcelante et qu’un enfant qui s’y contemplerait trop longtemps se couvrirait de verrues. Voilà quelles étaient les femmes qui avaient exercé la plus grande influence sur sa vie, entre l’âge de sept et douze ans. Elles se promenaient avec une règle sous la ceinture — pour frapper, non pour mesurer — et ne pouvaient voir une oreille d’enfant sans avoir envie de la tordre en passant.

Lucy tendit les bras pour reprendre sa fille. Chetta la lui remit à contrecœur. Le bébé faisait un petit ballot si doux.

2

À trente kilomètres au sud-est de la ville où Abra sommeillait dans les bras de Concetta Reynolds, Dan Torrance assistait à une réunion des Alcooliques anonymes où il écoutait d’une oreille distraite une intervenante épiloguer sur « le sexe avec son ex ». Casey Kingsley lui avait enjoint d’assister à quatre-vingt-dix réunions en quatre-vingt-dix jours, et ce rendez-vous de midi au sous-sol de l’église méthodiste de Frazier était son huitième. Il était assis au premier rang parce que Casey — « le Gros Casey », pour les intimes des lieux — lui avait aussi enjoint de le faire.

« Ceux qui veulent guérir s’assoient devant, Danny. Dans les réunions des AA, on appelle le dernier rang “le Rang du Déni”. »

Casey lui avait offert un petit calepin avec en couverture une photo de vagues océaniques se brisant sur un promontoire rocheux. Au-dessus figurait un slogan que Dan comprenait mais qui lui était assez indifférent: AUCUNE GRANDE CHOSE NE S’EST CRÉÉE EN UN INSTANT.

вернуться

7

« C’est quoi la marque ? Thunderbird ! C’est quoi le prix ? Deux fois cinquante ! »