« Tu noteras dans ce calepin toutes les réunions auxquelles tu iras. Et chaque fois que je te le demanderai, tu auras intérêt à pouvoir me le sortir de ta poche pour prouver ta parfaite assiduité.
— J’ai pas le droit d’être malade un seul jour ? »
Casey s’était mis à rire. « T’es malade tous les jours, mon ami: t’es un alcoolo accro-du-goulot. Tu veux savoir un truc que me disait mon parrain ?
— Je crois que vous me l’avez déjà dit. On peut pas ravoir un cornichon frais après en avoir fait un cornichon au vinaigre.
— Fais pas le malin. Contente-toi d’écouter. »
Dan avait soupiré. « OK, j’écoute.
— Ramène ton cul à une réunion. Si tu perds ton cul en route, ramasse-le, fous-le dans un sac et ramène-le à la réunion.
— Charmant. Et si j’oublie tout simplement ? »
Casey avait haussé les épaules. « Dans ce cas, tu te trouves un autre parrain, un qui croit aux trous de mémoire. Moi, j’y crois pas. »
Dan — qui se sentait un peu comme un objet fragile qui aurait peu à peu glissé jusqu’au bord d’une très haute étagère et menacerait de tomber — ne voulait pas d’un autre parrain, ni d’aucun changement d’aucune sorte. Tout allait bien, même s’il se sentait vulnérable. Très vulnérable. Presque comme un homard sans carapace. Les visions qui l’avaient harcelé dans les premiers jours de son arrivée à Frazier avaient cessé. Il pensait encore souvent à Deenie et à son petit garçon, mais ces pensées étaient un peu moins lancinantes à présent. À la fin de presque toutes les réunions des AA, quelqu’un lisait les Promesses. L’une d’elles était Nous ne regretterons pas plus le passé que nous ne voudrons l’oublier. Dan pensait qu’il regretterait toujours le passé, mais il avait cessé de vouloir l’oublier. Pourquoi s’acharner, alors qu’il continuerait à faire irruption ? On pouvait bien lui fermer la porte au nez, elle se rouvrait, puisqu’elle n’avait ni verrou ni loquet.
Dan était en train de tracer un mot sur la page de la réunion du jour dans le petit calepin de Casey. Soigneusement, en grandes capitales, sans avoir la moindre idée de ce qui le poussait à le faire, ni de ce que cela signifiait, il écrivait le mot ABRA.
Pendant ce temps, l’intervenante était arrivée au bout de son témoignage et avait fondu en larmes, déclarant entre deux sanglots que même si son ex était minable et qu’elle l’aimait encore, elle était contente d’avoir renoncé à l’alcool et d’être sobre. Dan applaudit avec les autres Compagnons du Midi, puis il entreprit de colorier l’intérieur de chaque lettre avec son stylo. Leur donnant de l’épaisseur. Du relief.
Est-ce que je connais ce nom ? Je crois que oui.
Tandis que l’intervenant suivant prenait la parole et que lui-même en profitait pour aller remplir à nouveau son gobelet de café, ça lui revint. Abra était le nom d’un personnage dans un roman de John Steinbeck. À l’est d’Eden. Il l’avait lu… il ne se souvenait plus dans quelle ville. Une étape quelconque. Un quelque part quelconque. Peu importe.
Une autre pensée
(l’as-tu gardé)
monta comme une bulle dans son esprit et explosa en arrivant à la surface.
Gardé quoi ?
Frankie P., le doyen des Compagnons du Midi qui présidait la réunion, demanda si quelqu’un voulait se charger du Club des Jetons. Comme personne ne levait la main, Frankie tendit le doigt. « Hé, toi là-bas, planqué près du café ? »
Tout penaud, Dan s’avança, espérant qu’il saurait se souvenir de l’ordre d’attribution et de la couleur des jetons. Premier niveau — blanc pour les débutants —, c’était le sien. Alors qu’il prenait la boîte à gâteaux en fer cabossée contenant le fouillis de jetons et de médailles, cette pensée lui revint.
L’as-tu gardé ?
Le même jour, la tribu du Nœud Vrai, qui avait hiverné dans un camping KOA en Arizona, plia bagage et entama le sinueux périple du retour vers la côte Est. Les quatorze camping-cars formant leur convoi habituel, certains tractant des voitures individuelles, d’autres chargés de bicyclettes et de chaises longues arrimées à l’arrière, se dirigeaient vers Show Low par la route 77. Il y avait là des Southwind et des Winnebago, des Monaco et des Bounder. L’EarthCruiser de Rose — sept cent mille dollars d’acier sur roues importé, le plus luxueux poids-lourd tout-terrain aménagé qui se puisse acheter de nos jours — menait la parade. Mais lentement, sans jamais excéder la vitesse maximum autorisée.
Ils n’étaient pas pressés. Ils avaient tout leur temps. Les réjouissances n’étaient pas prévues avant plusieurs mois.
« L’as-tu gardée ? » demanda Concetta alors que Lucy déboutonnait son corsage pour donner le sein à Abra. Abby cligna des yeux, somnolente, fouit un peu le sein de sa mère et s’en désintéressa. Quand tu auras des crevasses, songea Chetta, tu attendras qu’elle te le réclame pour le lui donner. Et en s’égosillant, encore.
« Gardé quoi ? » questionna David.
Lucy avait compris. « Je suis tombée dans les pommes juste après qu’on me l’a mise dans les bras. Dave m’a dit que j’ai failli la lâcher. Je n’ai pas eu le temps, Momo.
— Ah ! cette peau de lait qu’elle avait sur la figure. » David avait dit ça d’un ton dédaigneux. « Ils l’ont déchirée et jetée. Et ils ont bien fait, si vous voulez mon avis. » Il souriait, mais ses yeux la mettaient au défi. Vous n’aurez pas la puérilité de poursuivre sur ce terrain, disaient-ils. Vous êtes plus raisonnable que ça, alors laissez tomber.
Elle l’était… et elle ne l’était pas. Était-elle aussi ambivalente dans sa jeunesse ? Elle ne s’en souvenait pas, alors qu’elle n’avait aucune difficulté à se rappeler tous les sermons sur les saints mystères et l’éternel châtiment de l’enfer administrés par les sœurs de la Miséricorde, ces banditti en robe noire. L’histoire de la fillette frappée de cécité pour avoir épié son frère nu dans le bain… celle de l’homme frappé de mort subite pour avoir blasphémé contre le pape…
Donnez-les-nous quand elles sont petites et peu importe le nombre de cours qu’elles auront donnés à l’université, le nombre de recueils de poésie qu’elles auront écrits, ou même que l’un de ces recueils ait remporté tous les prix les plus prestigieux. Donnez-les-nous quand elles sont petites… et elles seront à nous à jamais.
« Tu aurais dû garder la cuffia della fortuna. Elle porte bonheur. »
Chetta s’était adressée directement à sa petite-fille, excluant délibérément David. C’était un homme gentil, un bon mari pour sa Lucia, mais merde à son ton dédaigneux. Et double merde à la lueur de défi dans ses yeux.
« Si j’avais pu, je l’aurais fait, Momo. Et David ne savait pas. » Tout en reboutonnant son corsage…
Chetta se pencha pour effleurer du bout de son vieux doigt fripé la peau fine de la joue d’Abra. « On dit que les enfants nés coiffés ont le don de double vue.
— Ne me dites pas que vous croyez à ça ? demanda David. La coiffe n’est qu’un fragment de membrane fœtale. Ça… »
Il continua à discourir, mais Concetta ne l’écoutait pas. Abra avait ouvert les yeux. Ils recélaient tout un univers de poésie, des vers trop magnifiques pour être jamais écrits. Ou même conservés dans la mémoire.
« Peu importe », dit Concetta. Elle souleva le bébé et baisa son crâne tout doux, là où palpitait la fontanelle avec, si proche en dessous, la magie de l’esprit. « Ce qui est fait est fait. »