Une nuit, cinq mois environ après le presque-différend au sujet de la coiffe d’Abra, Lucy rêva que sa fille pleurait — pleurait comme si son cœur allait se briser. Dans son rêve, Abby ne se trouvait plus dans la chambre parentale de la maison de Richland Court mais quelque part au fond d’un long couloir. Lucy courait dans la direction des pleurs. Au début, des portes défilaient de chaque côté. Puis ce furent des sièges. Bleus, à dossier haut. Elle se trouvait dans un avion, ou peut-être un train Amtrak. Après avoir couru pendant des kilomètres, lui sembla-t-il, elle atteignit une porte de W.-C. Son bébé pleurait derrière cette porte. Non pas de faim, mais de frayeur. Peut-être même
(Oh mon Dieu, oh Sainte Vierge)
étaient-ce des cris de douleur.
Lucy était paniquée à l’idée que la porte soit verrouillée et qu’elle doive l’enfoncer — n’était-ce pas le genre de choses qui arrivent toujours dans les mauvais rêves ? — mais le bouton tourna et la porte s’ouvrit. En même temps, une autre terreur la frappa: et si Abra était dans la cuvette des W.-C. ? On lisait des histoires comme ça dans les journaux. Des bébés dans des toilettes, des bébés dans des poubelles. Et si elle était en train de se noyer dans une de ces horribles cuvettes métalliques qu’il y a dans les toilettes publiques, de l’eau bleue de désinfectant plein la bouche et le nez ?
Mais Abra était couchée par terre. Nue. Ses yeux noyés de larmes se fixèrent sur sa mère. Elle avait le chiffre 11 écrit sur la poitrine avec ce qui ressemblait à du sang.
David Stone rêvait qu’il courait vers les pleurs de sa fille, gravissant un escalator interminable qui lentement, mais inexorablement, roulait dans l’autre sens. Le pire, c’était que l’escalator se trouvait dans une galerie marchande et que cette galerie marchande était en feu. Il aurait dû suffoquer et être asphyxié longtemps avant d’arriver en haut, mais ce feu ne produisait pas de fumée, seulement un enfer de flammes. De même, il n’y avait aucun autre bruit que les pleurs d’Abra alors qu’il voyait des gens s’embraser comme des torches imbibées de kérosène. Lorsqu’il atteignit enfin le haut de l’escalier, il aperçut Abby gisant sur le sol comme un vulgaire détritus. Des hommes et des femmes couraient tout autour d’elle, sans lui prêter attention, et, malgré les flammes, personne n’essayait d’emprunter l’escalator qui pourtant descendait. Tous couraient simplement sans but, comme des fourmis dont la fourmilière vient d’être éventrée par un soc de charrue. Il vit une femme en talons aiguilles manquer de piétiner sa fille, ce qui, presque à coup sûr, l’aurait tuée.
Abra était nue. Elle avait le chiffre 175 écrit sur la poitrine.
Les Stone s’éveillèrent en même temps, convaincus tous deux que les pleurs qu’ils entendaient n’étaient qu’un écho de leurs rêves. Mais non, les pleurs provenaient bien de leur chambre. Couchée dans son berceau sous son mobile de Shrek, les yeux écarquillés et les joues rouges, ses petits poings boxant l’air, Abby braillait à se déchirer les poumons.
Lui changer sa couche ne la calma pas, le sein non plus, pas plus que d’innombrables allers-retours dans le couloir et une centaine de couplets de la comptine Les roues du bus (tournent, tournent, tournent). En désespoir de cause — Abra était son premier enfant et elle ne savait plus à quel saint se vouer —, Lucy appela Concetta à Boston. Il était deux heures du matin, mais Momo répondit dès la deuxième sonnerie. Elle avait quatre-vingt-cinq ans et le sommeil aussi ténu que sa peau. Elle écouta les vagissements de son arrière-petite-fille plus attentivement que le compte rendu confus de Lucy sur les remèdes classiques qu’ils avaient essayés, puis elle posa les questions pertinentes: « A-t-elle de la fièvre ? Tire-t-elle sur l’une de ses oreilles ? Détend-elle les jambes comme si elle avait besoin de faire cacca ?
— Non, répondit Lucy. Rien de tout ça. Elle a un peu chaud à force de pleurer, mais je ne pense pas que ce soit de la fièvre. Momo, qu’est-ce que je dois faire ? »
Chetta, assise à son bureau, n’hésita pas. « Attends encore un quart d’heure. Si elle ne se calme toujours pas et ne veut pas le sein, emmène-la à l’hôpital.
— Où ça ? Brigham[8] ? » C’était le seul endroit auquel Lucy, perturbée et désorientée, pouvait penser. C’est là qu’elle avait accouché. « Mais c’est à plus de deux cents kilomètres !
— Non, non. Bridgton, dans le Maine, juste de l’autre côté de la frontière. C’est plus près que le CNH.
— Tu en es sûre ?
— Est-ce que je ne suis pas installée en ce moment même devant mon ordinateur ? »
Abra ne se calma pas. Ses pleurs étaient monotones, exaspérants, terrifiants. Quand, à quatre heures et quart, ses parents se présentèrent avec elle à l’hôpital de Bridgton, Abra Stone était toujours à plein volume. Généralement, les balades en voiture étaient plus efficaces qu’un somnifère, mais pas ce matin-là. David pensait à une rupture d’anévrisme et se disait qu’il était fou. Les bébés ne font pas d’attaque cérébrale… ou si ?
« Davey ? demanda Lucy d’une toute petite voix lorsqu’ils se garèrent devant le panneau ARRÊT URGENCES UNIQUEMENT. Les bébés ne font pas de crises cardiaques ni d’attaques cérébrales… ou si ?
— Non, je suis sûr que non. »
Mais il venait d’avoir une nouvelle idée. Et si leur fille avait avalé une épingle de nourrice qui lui avait transpercé la paroi abdominale ? Je suis stupide, elle n’a jamais vu une épingle de nourrice de sa vie, nous lui mettons des changes complets.
Autre chose, alors. Une des pinces à cheveux de Lucy. Une punaise tombée dans son berceau. Peut-être même (mon Dieu, ce serait bien leur veine) un petit morceau de plastique cassé de Shrek, princesse Fiona ou Bourriquet. Sauf que le mobile était en mousse, non ?
Dans son désespoir, il était incapable de s’en souvenir.
« Davey ? À quoi penses-tu ?
– À rien. »
Le mobile était inoffensif. Il en était sûr.
Presque sûr.
Et Abra continuait à s’égosiller.
David espérait que l’interne de service donnerait un sédatif à sa fille, mais c’était contraire au protocole pour les nouveau-nés en l’absence de diagnostic, or Abra Rafaella Stone ne présentait les symptômes d’aucune maladie. Elle n’avait pas de fièvre, pas d’éruption cutanée, l’échographie avait exclu la sténose du pylore, et la radio, l’occlusion intestinale ou la présence de corps étrangers dans la gorge ou l’estomac. Son seul symptôme, c’était qu’elle refusait de la boucler. À cette heure matinale, un mardi, les Stone étaient les seuls patients des urgences et les trois infirmières de service se relayèrent pour tenter de la calmer. Mais rien n’y faisait.
« Est-ce que vous ne devriez pas lui donner quelque chose à manger ? » demanda Lucy au médecin quand il revint. Les mots Ringer’s Lactate lui trottaient dans la tête, un truc qu’elle avait entendu dans une des séries médicales qu’elle regardait depuis son béguin d’adolescente pour George Clooney. Mais pour ce qu’elle en savait, le Ringer’s Lactate était une lotion pour les pieds, un anticoagulant ou un plâtre pour les ulcères à l’estomac. « Elle ne veut prendre ni le sein ni un biberon.
— Lorsqu’elle aura assez faim pour manger, elle mangera », répondit le médecin. Ce qui ne rassura ni Lucy ni David. D’abord, parce que le médecin avait l’air plus jeune qu’eux. Ensuite (c’était nettement pire), parce que lui-même n’avait pas l’air très sûr de ce qu’il avançait. « Avez-vous prévenu votre pédiatre ? » Il consultait le dossier d’Abra en parlant. « Le… Dr Dalton ?