Vers dix heures ce matin-là — des foules ayant envahi les berges et la prudence n’étant plus de mise —, ils se dirigèrent vers le parc. Les Petits Jumeaux, Pois Sec et Graine à Canari, poussaient Grand-Pa Flop dans son fauteuil roulant. Le Vieux portait sa casquette proclamant J’AI FAIT LA GUERRE. Ses longs cheveux blancs aussi fins que du duvet de bébé moussaient sous les bords de sa casquette comme de l’herbe aux perruches. Il fut un temps où il racontait aux gens qu’il avait fait la guerre hispano-américaine. Puis ç’avait été la Première Guerre mondiale. Aujourd’hui, c’était la Seconde Guerre mondiale. Encore une vingtaine d’années, et il changerait de disque pour raconter qu’il avait été au Vietnam. La vraisemblance n’avait jamais tourmenté le Vieux Flop: c’était un fan d’histoire militaire.
Dans le parc Sinatra bondé, la plupart des gens étaient silencieux, mais certains pleuraient. Flac Annie et Rude Beckie étaient d’un grand secours en la circonstance: toutes deux savaient pleurer sur commande. Les autres affichaient des mines de circonstance chagrinées, solennelles et effarées.
Globalement, les Vrais se fondaient dans la masse. C’était leur façon de rouler leur bosse.
Les spectateurs arrivaient et repartaient, mais les Vrais restèrent presque toute la journée, laquelle était claire et sans nuages (si l’on exceptait les épaisses volutes de poussière et de fumée qui s’élevaient de la pointe sud de Manhattan). En contemplation, appuyés à la rampe en fer, ils n’échangeaient aucune parole mais aspiraient de longues et profondes bouffées, tels des touristes du Midwest sur la côte du Maine, debout pour la première fois de leur vie sur la pointe Pemaquid ou le promontoire Quoddy, aspirant à pleins poumons de fraîches bouffées d’air océanique. En marque de respect, Rose avait ôté son gibus qu’elle tenait le long du corps.
À quatre heures de l’après-midi, la troupe regagna son terrain de stationnement, revigorée. Ils retourneraient au parc le lendemain, le surlendemain et encore le jour d’après. Ils y retourneraient jusqu’à ce que toute la bonne vapeur soit épuisée, et puis ils repartiraient.
Grand-Pa Flop aurait alors retrouvé sa chevelure gris acier et remisé son fauteuil roulant.
CHAPITRE 3
LA DANSE DES CUILLÈRES
N’ayant plus de bus à prendre pour se déplacer, Dan Torrance parcourait tous les jeudis soir les trente kilomètres séparant Frazier de North Conway. Il travaillait désormais à l’hospice Helen Rivington pour un salaire plus que correct, il avait récupéré son permis de conduire et s’était payé une petite voiture pour aller avec, rien de sensationnel, juste une Caprice vieille de trois ans avec des pneus noirs et une radio capricieuse, mais au moteur impeccable. Chaque fois qu’il la démarrait, il se sentait l’homme le plus chanceux du New Hampshire. S’il n’avait plus jamais à reprendre un bus de sa vie, il pensait qu’il pourrait mourir heureux.
On était en janvier 2004 et, mis à part quelques pensées et images parasites (et les missions exceptionnelles qu’il accomplissait parfois à l’hospice), le Don l’avait jusqu’à présent laissé tranquille. Son bénévolat à l’hospice, il l’aurait assuré de toute façon, mais depuis qu’il avait commencé à fréquenter les réunions des AA, il voyait cela comme une façon de réparer ses torts, ce qui, chez les AA, était considéré comme presque aussi important que de rester abstinent. S’il arrivait à ne pas reprendre sa tétine pendant encore trois mois, il pourrait bientôt fêter son troisième anniversaire de sobriété.
Conduire à nouveau figurait bien sûr au premier plan des méditations de gratitude quotidiennes auxquelles tenait tant Casey K. (car « un alcoolique reconnaissant ne se soûle pas », affirmait-il avec l’assurance austère des vieux de la vieille du Programme), mais Dan se rendait surtout à ces réunions du jeudi soir parce qu’elles étaient apaisantes. Intimes, vraiment. Certaines des réunions « ouvertes » de la région attiraient tellement de monde qu’on s’y sentait mal à l’aise, mais ce n’était jamais le cas le jeudi soir à Conway. Un vieux dicton des AA disait Si tu veux dissimuler quelque chose à un alcoolique, planque-le dans le Grand Livre, et à voir l’affluence aux réunions du jeudi soir à North Conway, il devait y avoir une part de vérité là-dedans. Même au pic de la saison touristique — entre le 4 juillet et Labor Day — il était rare de trouver plus d’une dizaine de personnes réunies dans la salle des Amvets[9] quand le coup de maillet annonçait l’ouverture de la séance. De sorte que Dan y avait entendu des choses dont il soupçonnait qu’elles n’auraient jamais été dites à haute voix dans des réunions qui attiraient entre cinquante et soixante-dix alcooliques et drogués abstinents. Dans celles-là, les intervenants avaient tendance à se réfugier derrière des platitudes (lesquelles se comptaient par centaines) et à éviter tout sujet personnel. On y entendait des trucs comme La sérénité paie et Je te laisse faire l’inventaire de mes torts si tu veux les réparer, mais jamais J’ai couché avec la femme de mon frère un soir où on était bourrés tous les deux.
Aux réunions du jeudi soir, intitulées « Étudions la sobriété », on lisait en petit comité, et de A jusqu’à Z, le gros manuel bleu de Bill Wilson. On reprenait à chaque séance là où on en était resté la fois précédente. Et quand on arrivait à la fin du livre, on recommençait au début, à partir de « L’opinion d’un médecin ». La plupart des lectures couvraient une dizaine de pages. Ce qui prenait environ une demi-heure. La seconde demi-heure était consacrée à discuter des points évoqués dans le passage qui venait d’être lu. Toutefois, il n’était pas rare que, telle une goutte indisciplinée cavalant sur une planchette de ouija sous les doigts d’adolescents névrosés, la discussion bifurque dans d’autres directions.
Dan se souvenait d’une réunion en particulier, à l’époque où il était abstinent depuis huit mois. Le chapitre du jour, « Aux épouses », était bourré d’affirmations obsolètes qui soulevaient invariablement une riposte enflammée de la part des jeunes femmes du Programme. Elles voulaient savoir (à juste titre, selon Dan) pourquoi, en soixante-cinq ans et des poussières depuis la première publication du Grand Livre, personne n’avait pensé à rajouter un chapitre intitulé « Aux époux ».
Aussi, lorsque Gemma T. — une trentenaire dont les deux seuls réglages émotionnels semblaient être En Colère et Dans Une Rogne Noire — leva la main ce soir-là, Dan s’attendait à une tirade féministe. Au lieu de quoi, d’un ton nettement en dessous de son volume habituel, Gemma avait dit: « J’ai besoin de partager un secret. Je le garde en moi depuis l’âge de dix-sept ans, mais si je ne m’en libère pas, jamais je pourrai arrêter le vin et la drogue. »
Le groupe attendit.
« J’ai renversé un homme avec ma voiture un soir que je rentrais bourrée d’une fête, continua Gemma. Ça s’est passé à Somerville. Je me suis pas arrêtée, je l’ai laissé là, au bord de la route, je sais même pas s’il était mort ou vivant. J’ai attendu que les flics viennent m’arrêter, mais ils sont jamais venus. Je m’en suis tirée comme ça. »
Elle avait ri à ces mots comme on rit d’une blague particulièrement bonne puis, posant sa tête sur la table, elle avait éclaté en sanglots si profonds que tout son corps filiforme en avait été secoué. Dan aussi avait été secoué. C’était sa première expérience de ce que peut avoir d’effrayant le principe « l’honnêteté dans toutes nos affaires » lorsqu’il est appliqué à la lettre. Il avait repensé, comme il le faisait encore assez souvent, au jour où il avait vidé le porte-monnaie de Deenie et où le petit Tommy avait essayé d’attraper la cocaïne sur la table. Le cran de Gemma l’impressionnait, mais il savait que ce genre d’honnêteté crue n’était pas faite pour lui. S’il devait choisir entre raconter son histoire ou s’envoyer un verre…