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Je m’enverrais un verre. Sans hésiter.

2

Ce soir-là, on en était à « Un clochard fanfaron », l’une des histoires de la troisième partie du Grand Livre joyeusement intitulée « Ils ont presque tout perdu ». L’histoire suivait une trame qui commençait à devenir familière à Dan: bonne famille, messe le dimanche, premier verre, première cuite, réussite professionnelle sapée par l’alcool, escalade des mensonges, première arrestation, promesses de s’amender non tenues, cure de désintoxication, et fin heureuse. Toutes les histoires finissaient bien dans le Grand Livre. Ça faisait partie de son charme.

Il faisait froid dehors, mais dans la pièce quasi surchauffée Dan commençait à somnoler quand Dr John leva la main et dit: « Je suis en train de mentir à ma femme à propos d’un truc et je sais pas comment faire pour arrêter. »

Dan se réveilla à ces mots. Il aimait beaucoup DJ.

Voici quelle était son histoire: sa femme lui avait offert une montre de prix pour Noël et quand, quelques jours plus tôt, elle lui avait demandé pourquoi il ne la portait pas, John avait répondu qu’il l’avait laissée à son cabinet.

« Or elle n’y est pas. J’ai regardé partout et je ne l’ai pas trouvée. Je fais beaucoup de visites dans les hôpitaux, et si je dois enfiler une blouse, j’utilise un vestiaire dans la salle de repos des médecins. Il y a des casiers à code, mais je m’en sers rarement car je n’ai jamais beaucoup d’argent liquide sur moi ni rien qui soit susceptible d’être volé. Sauf ma montre, je suppose. Je ne me souviens absolument pas de l’avoir enlevée et laissée dans un casier — ni à CNH ni à Bridgton — mais j’ai dû le faire. C’est pas sa valeur financière. C’est juste que ça fait remonter à la surface plein de vieux trucs du temps où j’étais bourré tous les soirs et où il me fallait ma dose de speed le lendemain matin pour redémarrer. »

Il y eut des hochements de tête, puis quelques voix s’élevèrent pour évoquer des histoires semblables de duplicité engendrée par la culpabilité. Personne ne donna de conseils: c’était considéré comme des « interférences » et sanctionné par des sourcils froncés. Chacun se contentait de raconter son histoire. John écouta, tête baissée, mains serrées entre les genoux. Lorsque le panier de la quête eut circulé (« Nous nous finançons par nos propres contributions »), il les remercia tous pour leur participation. À voir sa tête, Dan douta que ladite participation l’ait beaucoup aidé.

Après le Notre-Père, Dan rangea dans le placard marqué RÉSERVÉ AUX AA le reste des gâteaux et les exemplaires en lambeaux du Grand Livre que se partageait le groupe. Dehors, quelques personnes s’attardaient autour du cendrier — la réunion d’après la réunion, comme on dit — et John et lui étaient seuls dans la cuisine. Pendant la discussion, trop occupé par le débat intérieur qu’il poursuivait avec lui-même, Dan n’avait pas ouvert la bouche.

Si le Don s’était montré discret, cela ne voulait pas dire qu’il avait disparu. Dan savait au contraire, par ses missions volontaires à l’hospice, qu’il était plus fort à présent qu’il ne l’avait été depuis son enfance. Lui-même semblait disposer d’un degré de contrôle accru sur lui, ce qui le rendait beaucoup moins effrayant et beaucoup plus utile. Ses collègues du Helen Rivington savaient qu’il possédait un don, mais pour la plupart ils appelaient ça de l’empathie et n’allaient pas chercher plus loin. Tant mieux, car la dernière chose que Dan souhaitait, maintenant que sa vie avait commencé à s’apaiser, ç’aurait été de passer pour une espèce de médium de salon. Mieux valait garder les phénomènes étranges pour soi.

Mais Dr John était un chic type. Et sa souffrance était réelle.

DJ déposa l’urne à café à l’envers sur l’égouttoir à vaisselle, attrapa un bout d’essuie-tout suspendu à la poignée du four pour se sécher les mains, puis se tourna vers Dan, le visage tordu par un sourire qui paraissait aussi vivant que la cafetière que Dan avait remisée sur l’étagère, à côté de la boîte à gâteaux et du sucrier. « Bon, j’y vais. À la semaine prochaine. »

En fin de compte, la décision se prit d’elle-même: Dan ne pouvait tout bonnement pas laisser ce mec s’en aller comme ça. Il lui ouvrit les bras. « Abandonne-toi. »

La célèbre étreinte des AA. Dan en avait vu beaucoup mais n’en avait jamais donné une seule. Un instant, John parut perplexe puis il fit un pas en avant. Il ne va sans doute rien se passer, pensa Dan en l’attirant contre lui.

Mais il se passa quelque chose. Cela lui vint aussi vite que lorsque, petit garçon, Danny aidait parfois sa mère ou son père à retrouver des objets perdus.

« Écoute-moi, Doc, dit-il à John en le relâchant. Tu étais préoccupé par ton petit patient qui a une maladie de Goocher ou un truc comme ça. »

John se recula. « Qu’est-ce que tu racontes ?

— Je sais, j’emploie pas les bons mots. Maladie de Goocher ? Glutcher ? Une maladie des os. »

John en resta bouche bée. « Tu me parles de Norman Lloyd ?

— Si tu le dis.

— Normie a la maladie de Gaucher. C’est un désordre des lipides. Héréditaire et très rare. Qui entraîne un grossissement de la rate, des troubles neurologiques et généralement une mort prématurée, et peu enviable. Le pauvre gosse a pour ainsi dire un squelette de verre, et il mourra probablement avant l’âge de dix ans. Mais comment t’es au courant de ça ? Par ses parents ? Les Lloyd ne sont pourtant pas du coin, ils habitent à perpète, à Nashua.

– Ça te bouleversait de devoir lui parler — les enfants en phase terminale te rendent malade. C’est pour ça que tu t’es arrêté aux toilettes Tigrou pour te laver les mains alors qu’elles n’avaient aucun besoin d’être lavées. Tu as retiré ta montre et tu l’as posée en hauteur sur l’étagère où ils rangent ce désinfectant rouge foncé qui sent l’iode. Je sais pas le nom. »

John Dalton le regardait fixement comme s’il était devenu fou.

« Où est hospitalisé ce gosse ? demanda Dan.

– À Elliot. Le moment correspondrait à peu près, et je me suis effectivement arrêté aux toilettes à côté du poste des infirmières de pédiatrie pour me laver les mains. » Il se tut, sourcils froncés. « Et ouais, je crois bien qu’il y a des personnages de Winnie l’Ourson aux murs dans celles-là. Mais si j’avais retiré ma montre, je m’en souv… » Sa voix mourut.

« Tu t’en souviens », lui dit Dan. Et il sourit. « Tu t’en souviens maintenant, pas vrai ?

— J’ai vérifié aux objets trouvés à Elliot. Et à Bridgton et CNH, aussi. Rien.

— D’accord, peut-être que quelqu’un est passé par là, l’a vue et l’a volée. Dans ce cas, pas de bol pour toi… Mais au moins, tu peux expliquer à ta femme ce qui s’est passé. Et pourquoi ça s’est passé. Tu étais perturbé par le gosse, obnubilé par le gosse, et tu as oublié de remettre ta montre avant de sortir des toilettes. Aussi simple que ça. Et puis, sait-on jamais, elle y est peut-être encore. L’étagère est haute et personne se sert jamais de ce machin qui pue parce qu’il y a un distributeur de savon juste à côté du lavabo.

— C’est de la Bétadine, dit John. En hauteur pour que les gamins puissent pas l’attraper. J’avais jamais remarqué. Mais… Dan, es-tu déjà allé à Elliot ? »