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« Tu pourras l’ouvrir après, quand nous aurons un peu parlé », avait proposé Dick.

Ils marchaient au bord des vagues, là où le sable est dur et luisant. Danny marchait lentement, parce que Dick était vieux, quand même. Un jour, il allait mourir. Peut-être même dans pas longtemps.

« Je suis encore d’attaque pour quelques années, le rassura Dick. T’en fais pas pour ça. Maintenant, raconte-moi ce qui s’est passé la nuit dernière. N’oublie aucun détail. »

Il ne lui fallut pas longtemps. Le plus dur aurait été de trouver des mots pour expliquer la terreur qu’il ressentait à présent et comment cette peur était mêlée à un sentiment de certitude suffocant: maintenant que la femme l’avait retrouvé, elle le lâcherait plus jamais. Mais c’était Dick, et ils n’avaient pas besoin de mots. Il en trouva quand même quelques-uns.

« Elle reviendra. J’en suis sûr. Elle reviendra encore et encore jusqu’à ce qu’elle m’attrape.

— Tu te rappelles quand on s’est rencontrés ? »

Surpris du changement de sujet, Danny hocha la tête. C’était Dick Hallorann qui les avait accompagnés, lui et ses parents, pour la visite guidée de l’Overlook, le tout premier jour. Ça semblait remonter à très très loin.

« Et tu te rappelles la première fois que j’ai parlé dans ta tête ?

— Ah, ça oui.

— Et qu’est-ce que je t’ai dit ?

— Tu m’as demandé si je voulais aller en Floride avec toi.

— Exact. Et ça t’a fait quoi, de savoir que t’étais plus tout seul ? Que t’étais pas le seul  ?

— C’était génial. Super génial.

— Ouais, fit Hallorann. J’te crois, bonhomme. »

Ils marchèrent un moment en silence. Des petits oiseaux — des pioupious comme les appelait sa mère — entraient dans les vagues et en ressortaient en courant à toute vitesse.

« T’as jamais trouvé drôle que je débarque juste quand t’avais besoin de moi ? » Le vieil homme regarda Danny et sourit. « Ben, non, pourquoi t’aurais trouvé ça drôle ? T’étais qu’un p’tit mouflet, mais t’es un peu plus grand maintenant. T’es même beaucoup plus grand par certains côtés. Écoute-moi bien, Danny. Les choses trouvent toujours leur équilibre dans ce monde, c’est ce que je crois. Et je vais te dire un proverbe: quand l’élève est prêt, le maître apparaît. J’étais ton maître.

— T’étais beaucoup plus que ça », protesta Danny. Il prit la main de Dick. « T’étais mon ami. Tu nous as sauvés. »

Dick n’en tint pas compte… ou feignit de ne pas en tenir compte. « Ma grand-mère aussi avait le Don… Tu te souviens que je te l’avais dit ?

— Ouais. Tu m’as dit que tu pouvais avoir de longues conversations avec elle sans même ouvrir la bouche.

— C’est vrai. C’est elle qui m’a appris. Et elle, c’était son arrière-grand-mère qui lui avait appris, au temps lointain de l’esclavage. Un jour, Danny, ton tour viendra d’être le maître. Ton élève se présentera.

— Si Mrs. Massey m’attrape pas avant », grogna Danny.

Ils arrivèrent en vue d’un banc, et Dick s’assit. « J’préfère pas pousser plus loin, des fois que j’aie plus la force de revenir. Assieds-toi à côté de moi. Je vais te raconter une histoire.

— J’ai pas envie d’histoires, ronchonna Danny. Elle va revenir ! Tu comprends pas ? Elle va revenir encore et encore et encore.

— Ferme ton bec et écoute-moi. Instruis-toi un peu. » Et Dick lui décocha un grand sourire, dévoilant son dentier neuf étincelant. « J’pense que tu vas piger, mon gars. T’es loin d’être un imbécile, petit. »

7

Sa grand-mère maternelle — celle qui avait le Don — vivait à Clearwater. C’était sa Grand-Ma Blanche. Pas parce qu’elle était de type européen, non, mais parce qu’elle était bonne. Son grand-père paternel vivait à Dunbree, une communauté rurale proche d’Oxford dans le Mississippi. Son épouse était morte longtemps avant la naissance de Dick. Pour un homme de couleur, en ce temps-là et à cet endroit-là, le grand-père était riche. Il était propriétaire d’un funérarium. Dick et ses parents venaient lui rendre visite quatre fois par an, et le petit Dick détestait ces visites. Il était terrifié par Andy Hallorann et l’appelait — seulement en son for intérieur, le dire tout haut lui aurait valu une bonne claque sur le museau — le Grand-Pa Noir.

« T’as déjà entendu parler des gens qui tripotent les enfants ? demanda Dick. Qui veulent des enfants pour le sexe ?

— Un peu », répondit prudemment Danny. Bien sûr, il savait qu’il fallait pas parler à des inconnus, ni monter dans leur voiture. Parce qu’ils pouvaient te faire des trucs.

« Eh bien, le vieux Andy était pas seulement un tripoteur de gosses. C’était un foutu sadique, aussi.

— C’est quoi ?

— Quelqu’un qui prend plaisir à faire souffrir les autres. »

Danny hocha vivement la tête. « Comme Frankie Listrone à l’école. Il s’amuse à faire des supplices aux autres. S’il arrive pas à te faire pleurer, il s’arrête. Mais s’il y arrive, il s’arrête jamais.

– Ça, c’est méchant. Mais moi, c’était encore pire. »

Dick se tut et un passant aurait pu prendre ça pour du silence, mais l’histoire se poursuivit en une série d’images et d’explications intercalées. Danny vit le Grand-Pa Noir, un homme de haute taille vêtu d’un costume aussi noir que lui, avec un drôle de chapeau

(un borsalino)

sur la tête. Il vit les petites bulles de salive qu’il avait toujours aux coins des lèvres et les cercles rouges autour de ses yeux, comme s’il était fatigué ou qu’il venait juste de pleurer. Il vit comment il prenait Dick sur ses genoux — un Dick plus jeune que lui-même aujourd’hui, sans doute de l’âge qu’avait Danny cet hiver-là à l’Overlook. S’ils n’étaient pas seuls, il se contentait de le chatouiller. Mais s’ils étaient seuls, il passait sa main entre les jambes de Dick et lui pressait les boules jusqu’à ce que Dick croie s’évanouir de douleur.

« T’aimes ça ? » lui haletait le Grand-Pa Noir Andy dans l’oreille. Sa bouche sentait la cigarette et le whisky White Horse. « Ouais que t’aimes ça, tous les garçons ils aiment ça. Mais tu diras rien, hein ? Si tu parles, t’auras affaire à moi. Je te brûlerai avec ma cigarette. »

« Merde alors, dit Danny. C’est dégueulasse.

— Et ça s’arrêtait pas là. Mais je vais juste t’en raconter une autre. Le vieux Granp’ avait embauché une dame pour s’occuper de la maison après la mort de sa femme. Elle faisait le ménage et la cuisine. Le soir, elle balançait tout le dîner sur la table en une fois, de la soupe au dessert, parce que c’était comme ça que le Grand-Pa Noir voulait être servi. En dessert, il y avait toujours du gâteau ou du flan posé sur une petite assiette ou dans un ramequin juste à côté de toi, pour que tu puisses le regarder et mourir d’envie de le manger pendant que t’essayais de venir à bout du reste de la boustifaille. La règle d’airain du vieux Grand-Pa c’était que tu pouvais regarder ton dessert mais que tu pouvais pas le manger tant que t’avais pas avalé ta viande frite, tes haricots verts bouillis et ta purée de patates jusqu’à la dernière bouchée. Fallait même que t’éponges jusqu’à la dernière goutte la sauce qu’était pleine de grumeaux et qu’avait goût de rien. S’il en restait, le Grand-Pa Noir me tendait un bout de pain en disant: « Cure-moi bien ça, l’oiseau Dickie, fais-moi briller cette assiette comme si que le chien y l’avait léchée. » C’est comme ça qu’il m’appelait, « l’oiseau Dickie ».