Ce n’était pas une question à laquelle il avait envie de répondre. « Regarde juste sur l’étagère, Doc. Peut-être que t’auras de la chance. »
Le jeudi suivant, Dan arriva de bonne heure à la réunion « Étudions la sobriété ». Si Dr John avait décidé de foutre en l’air son ménage, et pourquoi pas sa carrière, pour avoir égaré une montre à sept cents dollars (les alcooliques ont l’habitude de foutre en l’air leur ménage et leur carrière pour bien moins que ça), quelqu’un devrait faire le café à sa place. Mais John était là. Et la montre aussi.
Cette fois, ce fut John qui prit l’initiative de l’étreinte. Une étreinte extrêmement chaleureuse. Dan s’attendait presque à se voir claquer deux belles bises gauloises sur les joues avant que DJ ne le relâche.
« Elle était juste là où t’avais dit. Dix jours, et toujours là. C’est un vrai miracle.
— Mais non, lui dit Dan. La plupart des gens ne regardent pas au-dessus du niveau de leurs yeux. C’est prouvé.
— Comment le savais-tu ? »
Dan secoua la tête. « Je ne peux pas l’expliquer. Je le savais, c’est tout.
— Comment puis-je te remercier ? »
C’était la question que Dan attendait, et espérait. « En respectant la douzième étape, bêta. »
John D. haussa les sourcils.
« Anonymat. En une syllabe: chut. »
Comprenant soudain, John sourit. « D’accord, je peux faire ça.
— Bien. Prépare le café pour commencer. Moi, je sors les livres. »
Dans tous les groupes AA de la Nouvelle-Angleterre, on fête les anniversaires — de re-naissance — avec un gâteau et une fête après la réunion. Peu de temps avant que Dan ne fête son troisième anniversaire de sobriété, David Stone et l’arrière-grand-mère d’Abra vinrent trouver John Dalton — connu dans certains cercles comme Dr John ou DJ — pour l’inviter à un autre troisième anniversaire. Celui que les Stone organisaient pour Abra.
« C’est très aimable, dit John, et je serai plus que ravi de passer faire un tour, si je peux. Mais pourquoi ai-je l’impression qu’il y a un petit quelque chose de plus derrière cette invitation ?
— Parce que c’est le cas, confirma Chetta. Et Mr. Tête-de-Mule ici présent a enfin décidé que le moment était venu de vous en parler.
— Y a-t-il un problème avec Abra ? Auquel cas, dites-le-moi. D’après son dernier examen, elle est en parfaite santé. Fabuleusement intelligente. Aptitudes sociales épatantes. Capacités verbales prodigieuses. Lecture, idem. Elle m’a lu Max et les Maximonstres d’un bout à l’autre la dernière fois. Mémorisation automatique, sans doute, mais néanmoins remarquable pour une enfant qui n’a pas encore trois ans. Lucy sait-elle que vous êtes ici ?
— C’est elle qui s’est liguée avec Chetta pour me faire venir, répondit David. Elle est à la maison avec Abra, elles préparent des petits gâteaux pour l’anniversaire. Quand je suis parti, la cuisine était un vrai chantier.
— Alors, que dois-je comprendre ? Que vous m’invitez à son anniversaire en qualité d’observateur autorisé ?
— C’est cela, approuva Chetta. Aucun de nous ne peut affirmer avec certitude que quelque chose va se produire, mais il y a plus de risques quand elle est excitée, or elle est très excitée par son goûter d’anniversaire. Tous ses petits camarades de la crèche seront là et un clown va faire des tours de magie. »
John ouvrit un tiroir de son bureau et en sortit un bloc-notes. « À quel genre de chose vous attendez-vous ? »
David hésita. « C’est… difficile à dire. »
Chetta se retourna pour le regarder. « Allons, caro mio. Ce n’est plus le moment de tergiverser. »
Son ton était léger, presque gai, mais John Dalton lui trouvait l’air inquiet. Il leur trouvait à tous les deux l’air inquiet.
« Commence par la nuit où elle s’est mise à pleurer sans arrêt. »
David Stone, qui enseignait depuis dix ans l’histoire américaine et l’histoire européenne du XXe siècle à ses étudiants, savait comment organiser un récit pour que sa logique interne ne puisse passer inaperçue. Il commença donc par indiquer que le marathon de larmes de leur bébé s’était terminé presque immédiatement après que le deuxième avion avait percuté le World Trade Center. Puis il revint en arrière pour évoquer les rêves dans lesquels son épouse avait vu le numéro du vol American Airlines sur la poitrine d’Abra et lui celui du vol United Airlines.
« Dans son rêve, Lucy trouvait Abra dans les toilettes d’un avion de ligne. Moi, je la trouvais dans un centre commercial en feu. Je vous laisse tirer vos propres conclusions. Ou pas. Pour moi, ces numéros de vol imposent forcément une conclusion. Mais laquelle, je ne sais pas. » Il partit d’un petit rire sans humour, éleva deux mains impuissantes, les laissa retomber. « À moins que je ne craigne de le savoir. »
John Dalton n’avait pas oublié le matin du 11 Septembre — ni la crise de détresse ininterrompue d’Abra. « Laissez-moi comprendre. Vous croyez que votre fille — qui n’avait que cinq mois à l’époque — a eu la prémonition de ces attaques et vous en a en quelque sorte avertis par télépathie.
— Oui, répondit Chetta. Exposé de façon concise, c’est ça. Bravo.
— Je sais que ça a l’air fou, dit David. C’est la raison pour laquelle Lucy et moi n’avons rien dit. Sauf à Chetta, bien sûr. Lucy lui a tout raconté le soir même. Lucy raconte tout à sa Momo. » Il soupira. Concetta le gratifia d’un regard froid.
« Vous-même n’avez fait aucun rêve similaire ? » la questionna John.
Elle secoua la tête. « J’étais à Boston. Hors de… je ne sais pas… son rayon de transmission ?
— Nous sommes presque à trois ans du 11 Septembre, reprit John. J’imagine que d’autres choses se sont produites depuis. »
Des tas d’autres choses s’étaient produites, et maintenant qu’il avait réussi à parler de la première (et de la plus incroyable) de toutes, Dave se découvrit capable d’aborder assez facilement les autres:
« Le piano. C’est ça qui est arrivé ensuite. Vous savez que Lucy joue du piano ? »
John fit non de la tête.
« Oui. Elle en joue depuis l’école primaire. Ce n’est pas une virtuose, mais elle se débrouille pas mal. Nous avons un Vogel que mes parents lui ont offert en cadeau de mariage. Il est dans le salon, où nous installions aussi le parc d’Abra. À Noël 2001, j’ai offert à Lucy un recueil des chansons des Beatles avec arrangements pour piano. Elle jouait pendant qu’Abra l’écoutait, allongée dans son parc. À voir comment elle souriait et donnait des coups de pied, on voyait bien que la musique lui plaisait. »
John n’avait aucun doute là-dessus. La plupart des bébés adorent la musique et ils ont leur façon bien à eux de vous le faire comprendre.
« Il y a tous les grands succès dans ce recueiclass="underline" Hey Jude, Lady Madonna, Let It Be, mais la préférée d’Abra, c’était une moins connue, une chanson de face B, Not a Second Time. Vous la connaissez ?
— Non, pas de mémoire, dit John. Mais je la reconnaîtrais sûrement si je l’entendais.
— C’est un air entraînant, mais contrairement à la majorité des titres rapides des Beatles, il est construit autour d’un riff de piano, pas de guitare. Ce n’est pas un boogie-woogie, mais ça y ressemble. Abra l’adorait. Elle ne se contentait pas de donner des coups de pied quand Lucy le jouait, elle pédalait carrément. » Dave sourit au souvenir d’Abra dans sa barboteuse violette, ne sachant pas encore marcher mais dansant à l’horizontale dans son parc comme une reine du disco. « Le break instrumental, quasiment tout au piano, est d’une simplicité enfantine. La main gauche aligne juste les notes, vingt-neuf au total — je les ai comptées. Un enfant pourrait les jouer. Et notre enfant les a jouées. »