Les sourcils de John remontèrent presque jusqu’à la racine de ses cheveux.
« Ça a commencé au printemps 2002. Un soir, Lucy et moi lisions au lit, avec la télé allumée. C’était le moment du bulletin météo, qui tombe à peu près au milieu du journal de vingt-trois heures. Abra était dans sa chambre — dormant à poings fermés, pour ce qu’on en savait. Lucy m’a demandé d’éteindre la télé parce qu’elle voulait dormir. J’ai appuyé sur le bouton de la télécommande, et c’est là qu’on l’a entendu: le break instrumental de Not a Second Time. Les vingt-neuf notes. Parfaites. Pas une seule ne manquait, et ça venait du rez-de-chaussée.
« On a eu la frousse de notre vie, Doc. On a cru qu’un cambrioleur s’était introduit dans la maison, mais avez-vous déjà entendu parler d’un cambrioleur qui s’arrête pour jouer une chanson des Beatles avant de faire main basse sur l’argenterie ? Comme je n’ai pas d’arme à feu, et que mes cannes de golf étaient au garage, je me suis emparé du plus gros livre que j’avais sous la main et je suis descendu affronter l’intrus. Complètement stupide, je sais. J’avais dit à Lucy d’appeler le 911 seulement si elle m’entendait hurler. Mais il n’y avait personne, toutes les portes étaient verrouillées et le couvercle du piano fermé.
« Je suis remonté à l’étage, j’ai dit à Lucy que je n’avais rien vu, ni personne. Alors on a filé vers la chambre du bébé. Sans se consulter, on y est allés directement. Je pense qu’on savait que c’était Abra, mais aucun de nous deux ne voulait le dire tout haut. Abra était réveillée, tranquille dans son berceau, et elle nous regardait. Vous savez, cette façon qu’ont les bébés de vous fixer avec leurs petits yeux pleins de sagesse ? »
John savait. Les bébés vous raconteraient tous les secrets de l’univers, si seulement ils pouvaient parler. Et il arrivait au toubib de le croire, sauf que le bon Dieu s’était arrangé pour que, le temps qu’ils soient capables de dire autre chose que gouh-gouh-gah-gah, ils aient tout oublié, comme nous oublions nos rêves, même les plus lumineux, quelques heures à peine après le réveil.
« En nous voyant, elle a souri, elle a fermé les yeux et elle s’est endormie. Le lendemain, même chose, même heure. Encore ces vingt-neuf notes s’égrenant depuis le salon… puis le silence… et nous, fonçant vers sa chambre et la trouvant réveillée. Pas agitée, ni même en train de sucer son pouce, non, elle était juste là à nous regarder. Puis elle s’est endormie.
— Vous ne me racontez pas des blagues », dit John. Il ne leur posait pas vraiment la question, il s’assurait simplement qu’il avait bien compris. « C’est la vérité. »
David répondit sans sourire: « La vérité vraie. »
John se tourna vers Chetta. « Vous-même, avez-vous entendu cette musique ?
— Non. Mais laissez David finir…
— Nous avons passé deux ou trois soirs tranquilles et puis… vous nous avez bien dit que l’art d’être de bons parents commence par une bonne organisation ?
— Oui, certes. » C’était le credo que John Dalton inculquait à tous les jeunes parents. Comment allez-vous faire face aux tétées nocturnes ? Établissez un roulement. Pour qu’il y en ait toujours un de garde, et en forme. Comment allez-vous assurer les bains, les repas, les changes, les temps de jeu, pour que votre enfant bénéficie d’une routine régulière, et donc rassurante ? Faites un planning. Un tableau des tâches. Saurez-vous quelle attitude adopter en cas d’urgence: de la chute du berceau à la crise d’étouffement ? Si vous prévoyez bien tout, vous saurez, et dix-neuf fois sur vingt, tout se passera bien.
« C’est donc ce que nous avons fait. Les trois nuits suivantes, j’ai dormi sur le canapé en face du piano. La troisième nuit, la musique s’est élevée alors que je m’installais sous mes couvertures. Le couvercle du Vogel était fermé, j’ai couru l’ouvrir. Les touches ne bougeaient pas. Ça ne m’a pas beaucoup surpris car je me rendais bien compte que la musique ne provenait pas du piano.
— Pardon ?
— Elle venait de… plus haut. Du dessus. Comme si elle prenait sa source dans l’air. À ce moment-là, Lucy se trouvait déjà dans la chambre d’Abra. Les autres fois, nous n’avions rien dit, nous étions trop soufflés. Mais cette fois-là, Lucy s’était préparée. Elle a demandé à Abra de rejouer l’air. Il y a eu un petit moment de silence… et puis elle l’a fait. Je me trouvais si près que j’aurais pu cueillir les notes à mesure qu’elles s’envolaient. »
Silence dans le cabinet du Dr Dalton. Il avait cessé d’écrire sur son bloc. Chetta le considérait gravement. Finalement, il demanda: « Le fait-elle toujours ?
— Non. Ce soir-là, Lucy l’a prise sur ses genoux et lui a expliqué qu’elle ne devait plus jouer de la musique le soir car cela nous empêchait de dormir. Et elle ne l’a plus fait. » Il se tut pour réfléchir un instant. « Plus autant, corrigea-t-il. Un soir, environ trois semaines plus tard, nous avons entendu à nouveau de la musique, mais très douce, et provenant de l’étage cette fois. De sa chambre.
— Elle jouait pour elle-même, expliqua Chetta. Elle s’était réveillée… et comme elle ne parvenait pas à se rendormir tout de suite… elle se jouait une petite berceuse. »
Un lundi après-midi, environ un an après la chute des Tours jumelles, Abra, qui marchait maintenant et dont quelques mots reconnaissables émergeaient de son babil quasi incessant, trottina en chancelant vers la porte d’entrée et là, se laissa tomber sur les fesses, sa poupée préférée sur les genoux.
« Kess tu fais, ma puce ? » lui demanda Lucy. Elle était au piano, en train de jouer un morceau de Scott Joplin.
« Papa ! claironna Abra.
— Chérie, Papa ne rentrera pas avant l’heure du dîner », lui dit Lucy. Mais un quart d’heure plus tard, l’Acura de David s’engageait dans l’allée et Dave en descendait en traînant son attaché-case derrière lui. Il y avait eu une rupture de canalisation d’eau dans le bâtiment où il donnait ses cours, lesquels avaient par conséquent été annulés.
« Lucy m’a raconté cet épisode, indiqua Concetta. Comme j’étais déjà au courant pour la crise de larmes du 11 Septembre et pour le piano fantôme, j’ai décidé de leur rendre une petite visite quelques jours plus tard. J’ai dit à Lucy de ne pas prévenir Abra. Mais Abra savait. Elle s’est plantée devant la porte dix minutes avant mon arrivée. Et quand Lucy lui a demandé qui allait venir, Abra lui a répondu sans hésiter: “Momo.”
— Elle fait souvent ça, dit David. Pas systématiquement, mais si c’est quelqu’un qu’elle connaît et qu’elle aime bien… presque toujours. »
Au printemps 2003, Lucy avait surpris sa fille dans leur chambre, cherchant à ouvrir le dernier tiroir de sa commode.
« Sou ! avait clamé Abra à sa mère. Sou, sou !
— Je ne comprends pas ce que tu veux dire, mon poussin, lui dit Lucy. Mais tu peux regarder dans le tiroir si tu veux. Il n’y a pas grand-chose dedans, tu sais, à part quelques vieux sous-vêtements et du maquillage dont je ne me sers plus. »
Mais visiblement, ce n’était pas le tiroir qui intéressait Abra ; elle ne regarda même pas à l’intérieur quand Lucy l’ouvrit pour lui montrer son contenu.
« Iè ! Sou ! » Et, prenant une forte inspiration: « Sou iè, Man ! »