Les parents ne deviennent jamais experts en Parler Bébé: ils n’en ont guère le temps. Mais certains arrivent à le maîtriser un tant soit peu et Lucy finit pas comprendre que ce qui intéressait sa fille ne se trouvait pas dans le tiroir mais derrière.
Curieuse, elle le retira complètement. Abra se jeta immédiatement dans l’ouverture. Lucy tendit aussitôt la main pour retenir sa fille par le dos de sa salopette et la manqua. Sans aller jusqu’à imaginer que le recoin était infesté d’araignées ou de souris, elle pensait qu’il devait être plein de poussière. Le temps qu’elle ait tiré la commode pour atteindre elle-même l’interstice, Abra était ressortie en brandissant un billet de vingt dollars qui avait glissé derrière. « Garde ! Garde ! dit-elle joyeusement. Sou ! Moi sou !
— Non-non-non, lui dit Lucy en retirant le billet de son petit poing fermé. Les sous ne sont pas à toi, les bébés n’ont pas besoin de sous. Mais tu as gagné une glace pour ta peine, tu l’as bien méritée.
— G’asse ! s’écria Abra. Moi g’asse ! »
« Racontez au Dr Dalton l’histoire de Mrs. Judkins, demanda David à Concetta. Puisque vous étiez là.
— Oui, j’y étais, confirma Chetta. C’était le week-end du 4 juillet suivant. »
Concetta était venue passer le week-end férié prolongé chez les Stone. Le dimanche, David était sorti acheter un flacon de Blue Rhino au 7-Eleven pour allumer le barbecue. Lucy et Chetta étaient à la cuisine et se relayaient régulièrement pour aller vérifier qu’Abra, qui jouait avec un jeu de construction dans le salon, n’avait pas décidé de mordiller le câble de la télé ou de grimper sur le mont Canapé. Mais Abra ne s’intéressait à rien de tout ça ; elle était trop occupée à construire ce qui ressemblait à un Stonehenge en blocs de plastique colorés.
Lucy et Chetta vidaient le lave-vaisselle quand Abra s’était mise à hurler.
« On aurait dit qu’elle agonisait, précisa Chetta. Vous savez à quel point les cris des petits peuvent être terrifiants, n’est-ce pas ? »
John hocha la tête. Il savait.
« À mon âge, la course n’est pas mon passe-temps favori, mais là, je peux vous dire que j’ai couru comme Wilma Rudolph. J’ai battu Lucy et je suis arrivée la première au salon. J’étais tellement persuadée que la petite était blessée que, l’espace d’un instant, j’ai réellement vu du sang. Mais elle n’était pas blessée. Du moins pas physiquement. Elle a couru vers moi et m’a étreint les jambes. Je l’ai prise dans mes bras. Lucy m’avait rejointe et à nous deux, nous avons réussi à la calmer un peu. “Wannie ! sanglotait-elle. Voir Wannie, Momo ! Wannie tomber !” J’ignorais qui était Wannie, mais Lucy le savait: Wanda Judkins, leur voisine d’en face.
— C’est sa voisine préférée, précisa David. Quand elle fait des cookies, elle en apporte toujours un à Abra avec son nom écrit dessus. Des fois en raisins secs, des fois en sucre glace. Mrs. Judkins est veuve. Elle vit seule.
— Nous avons donc traversé la rue, poursuivit Chetta. Moi en tête et Lucy derrière qui portait Abra. J’ai frappé. Personne n’a répondu. “Wannie dans salle manger ! disait Abra. Wannie a fait mal, Momo ! Wannie a fait mal, Mama ! Elle a tombé et y a du sang !”
« La porte n’était pas verrouillée. Nous sommes entrées. La première chose que j’ai sentie, c’était une odeur de cookies brûlés. Mrs. Judkins était étendue dans la salle à manger au pied d’un escabeau. Elle avait encore son torchon à la main et elle saignait, en effet, il y avait une petite flaque de sang autour de sa tête comme un halo. J’ai cru qu’elle était perdue — je ne la voyais pas respirer — mais Lucy a trouvé son pouls. Elle s’était fracturé le crâne dans sa chute. Elle a fait une petite hémorragie cérébrale, mais dès le lendemain, elle avait repris connaissance. Elle sera là pour l’anniversaire d’Abra. Vous pourrez la rencontrer, si vous venez. » Elle regarda le pédiatre d’Abra dans les yeux. « D’après le médecin des urgences, si elle n’avait pas été secourue dans les minutes qui ont suivi, ou bien elle serait morte, ou bien elle serait restée à l’état de légume… ce qui est bien pire que la mort, à mon humble avis. Dans tous les cas de figure, la petite lui a sauvé la vie. »
John jeta son stylo sur son bloc-notes. « J’en reste sans voix.
— Et ce n’est pas tout, dit Dave. Mais le reste est difficile à évaluer… Peut-être juste parce que Lucy et moi nous y sommes habitués, comme on s’habitue, je pense, à vivre avec un jeune enfant aveugle. Sauf qu’en l’occurrence, c’est quasiment l’inverse. Je crois que nous en avons été conscients avant même cette histoire du 11 Septembre. Je crois que nous avons su qu’elle avait quelque chose de spécial pratiquement depuis le jour où nous l’avons ramenée à la maison après sa naissance. C’est comme… »
Il exhala une longue bouffée d’air et leva les yeux vers le ciel, comme pour y trouver de l’inspiration. Concetta lui pressa le bras. « Continue. Il n’a pas encore appelé les hommes armés de filets à papillons… c’est encourageant.
— D’accord… C’est comme s’il y avait toujours un vent qui souffle dans la maison, sauf qu’on ne le sent pas vraiment et qu’on ne le voit pas non plus. J’ai toujours l’impression que les rideaux vont se mettre à onduler et que les tableaux vont se décrocher des murs et s’envoler… mais ça n’arrive jamais. D’autres phénomènes se produisent, pourtant. Deux ou trois fois par semaine — ou même par jour — le disjoncteur saute. Nous avons fait venir deux électriciens différents, ils ont vérifié l’installation et ont conclu que tout était impeccable. Certains matins, quand nous descendons au rez-de-chaussée, nous trouvons tous les coussins des chaises et du canapé par terre. Avant de la coucher, nous tenons à ce qu’Abra range ses jouets dans son coffre à jouets, et elle le fait volontiers quand elle n’est pas trop fatiguée ou énervée. Mais parfois, le lendemain matin, nous retrouvons son coffre à jouets ouvert et certains de ses jouets par terre. Ses blocs de construction en général. C’est le jeu qu’elle préfère. »
Il se tut longuement, fixant d’un regard vide le tableau optométrique sur le mur d’en face. John pensait que Chetta allait l’encourager à poursuivre, mais elle aussi garda le silence.
« Voilà, conclut Dave. Tout ça est totalement étrange, j’en conviens, mais je vous jure que c’est réellement arrivé. Un soir, nous avons allumé la télé et il y avait Les Simpson sur toutes les chaînes. Abra riait comme si c’était la meilleure blague du monde. Lucy a failli se trouver mal. Elle lui a dit: “Abra Rafaella Stone, si c’est toi qui fais ça, arrête immédiatement !” Lucy prend rarement un ton sévère avec elle, et quand elle le fait, Abra se liquéfie. C’est ce qui s’est passé ce soir-là. J’ai éteint la télé, et quand je l’ai rallumée, tout était redevenu normal. Je pourrais vous donner encore une demi-douzaine d’exemples… de choses… de phénomènes… d’incidents… la plupart tellement infimes qu’on ne les remarque même pas. » Il haussa les épaules. « Comme je vous l’ai dit, on s’y habitue. »
John dit: « Je viendrai au goûter d’anniversaire. Après cet exposé, comment puis-je résister ?
— Il n’arrivera probablement rien, dit Dave. Vous connaissez la blague sur les robinets qui fuient et qui s’arrêtent dès que vous appelez le plombier ? »
Concetta émit un petit reniflement de mépris. « Si tu crois ça, mon cher, tu n’es pas au bout de tes surprises. » Puis, se tournant vers le Dr Dalton: « Il a fallu faire des pieds et des mains pour le traîner ici.
— Je vous en prie, Momo. » Le rouge lui était monté aux joues.