John soupira. Il avait déjà perçu l’antagonisme entre ces deux-là. Il en ignorait la cause — un genre de compétition pour l’affection de Lucy, peut-être — mais il ne tenait pas à le voir exploser au grand jour maintenant. Leur étrange mission avait temporairement fait d’eux des alliés et il entendait qu’il continue d’en être ainsi.
« Du calme. » Il était intervenu d’un ton suffisamment autoritaire pour qu’ils cessent de se regarder en chiens de faïence et, surpris, se tournent vers lui. « Je vous crois. Je n’ai encore jamais eu vent de ce genre de choses… »
Ah non ? Sa voix mourut tandis qu’il repensait à l’épisode de la montre perdue.
« Doc ? interrogea David.
— Excusez-moi. Crampe de cerveau. »
À ces mots, la grand-mère et le beau-petit-fils sourirent. Alliés de nouveau. Parfait.
« Bien. Rassurez-vous, personne ne va appeler les hommes en blouse blanche. Je vous considère l’un et l’autre comme des gens sains d’esprit… des gens instruits, peu enclins à l’hystérie ou aux hallucinations. Si un seul d’entre vous était venu me soutenir ce genre de choses… sur ces phénomènes paranormaux… j’aurais pu penser à une étrange forme du syndrome de Münchhausen… mais ce n’est pas le cas. Vous en avez été témoins tous les trois. Ce qui m’amène à cette question: qu’attendez-vous de moi ? »
Dave parut décontenancé, mais la vieille dame ne l’était pas. « Que vous veniez l’observer, comme vous observeriez n’importe quel enfant souffrant de… »
Le rouge, qui avait quitté les joues de David Stone, y reflua violemment. « Abra ne souffre de rien ! » s’insurgea-t-il.
La vieille dame se tourna vers lui. « Je le sais bien ! Cristo ! Vas-tu me laisser finir ? »
Dave prit un air excédé et leva les mains en l’air. « Pardon, pardon, pardon.
— Ne me saute pas à la gorge comme ça, David. »
John intervint une nouvelle fois: « Si vous continuez à vous disputer, les enfants, je vais devoir vous envoyer en salle d’isolement. »
Concetta soupira. « Tout cela est très éprouvant. Pour nous tous. Je regrette, Davey, je n’ai pas employé le bon mot.
— C’est bon, cara. Pas de problème. Cette histoire est la nôtre. »
Elle eut un bref sourire. « Oui, oui, c’est exactement ça. Venez l’observer, docteur Dalton, comme vous observeriez n’importe quel enfant dont l’état n’a pas encore fait l’objet d’un diagnostic. C’est tout ce que nous pouvons vous demander. Pour le moment, c’est suffisant. Peut-être aurez-vous des idées. C’est ce que j’espère. Car voyez-vous… »
Elle se tourna vers David Stone avec une expression de détresse qui, de l’avis de John, devait rarement se peindre sur son visage énergique.
« Nous sommes inquiets, reprit Dave. Lucy, Chetta, moi… Plus qu’inquiets… Terrifiés. Pas par elle, pour elle. Elle est si petite, vous comprenez ? Qu’arrivera-t-il si ce pouvoir qu’elle a… je ne sais pas quel autre nom lui donner… ce pouvoir continue à se développer ? Que ferons-nous ? Elle pourrait… je ne sais pas…
— Il sait, poursuivit Chetta. Elle pourrait perdre le contrôle et se blesser, ou blesser quelqu’un. J’ignore quelle est la probabilité pour que cela arrive, mais la simple idée que cela puisse arriver… — elle posa sa main sur celle de John — … est terrifiante. »
À la seconde où il avait vu son vieil ami Tony lui faire signe depuis la fenêtre barricadée de l’hospice Helen Rivington, Dan Torrance avait su qu’il vivrait dans la chambre de la tourelle. Il en fit la demande à Mrs. Clausen, la directrice, environ six mois après y être entré comme aide-soignant, et docteur officieux en résidence. Avec son fidèle aide de camp Azzie, bien sûr.
« Cette pièce est remplie jusqu’à la gueule d’un bric-à-bac indescriptible », lui avait répondu Mrs. Clausen, sexagénaire à l’improbable chevelure rouge, dotée d’un esprit sarcastique et d’une langue bien pendue. Mais comme administratrice, c’était une femme aussi intelligente que bienveillante. Et une collectrice de fonds hors pair, ce qui, du point de vue du conseil d’administration du HRH, lui conférait encore plus de valeur. Dan n’était pas sûr de l’aimer particulièrement, mais il avait appris à la respecter.
« Je débarrasserai tout, assura-t-il. Sur mon temps libre. Ce serait nettement mieux que je sois ici à demeure, vous ne trouvez pas ? Constamment de garde ?
— Danny, dites-moi: comment vous débrouillez-vous pour être aussi bon dans ce que vous faites ?
— Je n’en sais trop rien. » C’était au moins une semi-vérité. Peut-être même un trois quarts de vérité. Dan vivait depuis toujours avec le Don et ne le comprenait toujours pas.
« Bric-à-brac mis à part, la tourelle est épouvantablement torride en été et assez glaciale l’hiver pour geler les couilles d’un singe de bronze.
– Ça peut être aisément rectifié, avait répondu Dan.
— Ne me parlez pas de votre rectum, s’il vous plaît. » Mrs. Clausen le toisait sévèrement par-dessus les verres en demi-lune de ses lunettes. « Si le conseil d’administration savait ce que je m’apprête à vous laisser faire, ils m’enverraient sans délai tresser des paniers en institution de vie assistée. Celle de Nashua, par exemple, avec ses murs roses et son Mantovani en fond sonore. » Elle lâcha un petit reniflement narquois. « Docteur Sleep, rien que ça.
— Ce n’est pas moi le docteur », répondit Dan sans se vexer. Il savait déjà qu’il obtiendrait gain de cause. « C’est Azzie. Moi, je ne suis que son assistant.
— Tu parles, Charles, Dr Azraël, c’est le chat. Un foutu chat de gouttière aux oreilles écornées qui a réussi il y a des années à s’introduire chez nous et à se faire adopter par des résidents qui ont depuis des lustres fait le Grand Plongeon. Tout ce qui l’intéresse, c’est son bol de croquettes deux fois par jour. »
Là, Dan n’avait rien répondu. C’était inutile, puisqu’ils savaient tous deux qu’il n’en était rien.
« Je vous croyais parfaitement bien installé dans Eliot Street. Pauline Robertson est convaincue que le soleil brille par le trou de votre cul. Je le sais parce que nous chantons ensemble dans la chorale de l’église.
— Quel est votre cantique préféré ? s’enquit Dan. Quel putain d’ami nous avons en Jésus-Christ ? »
Elle lui répondit de la grimace pincée qui, chez Rebecca Clausen, tenait lieu de sourire.
« Oh, très bien. Installez-vous donc dans cette pièce, si vous y tenez. Débarrassez le foutoir, faites-vous installer le câble si ça vous chante, le son en quadriphonie, un bar pour vos soirées. Qu’en ai-je à foutre, après tout ? Je ne suis que la chef, ici.
— Merci, Mrs. C.
— Ah ! et n’oubliez pas le radiateur électrique, hein ? Voyez si vous ne pouvez pas trouver dans un vide-grenier un truc avec un joli cordon usagé. Pour foutre le feu à toute la baraque par une froide nuit de février. Comme ça, ils pourront nous construire une troisième monstruosité de brique assortie aux deux avortons qui nous flanquent de chaque côté. »
Dan se leva et, portant le dos de sa main à son front, esquissa un approximatif salut militaire britannique.
« À vos ordres, Chef. »
Elle le chassa d’une main impatiente. « Foutez-moi le camp d’ici avant que je change d’avis, Doc. »
Dan installa effectivement un radiateur électrique, mais au cordon en parfait état, et du style qui s’éteint automatiquement quand il se renverse. Il ne fallait pas compter installer l’air conditionné dans la chambre du deuxième étage de la tourelle, mais deux ventilateurs de chez Wal-Mart judicieusement placés sur les appuis des fenêtres ouvertes produisaient un agréable courant d’air croisé. Les jours d’été y étaient néanmoins étouffants, mais Dan ne s’y trouvait jamais pendant la journée. Et dans le New Hampshire les nuits sont généralement fraîches en été.