La plupart du bric-à-brac entreposé là n’était que vieilleries bonnes à jeter, mais derrière une barricade branlante de vieux fauteuils roulants estropiés, il dégota un grand tableau noir d’école primaire qu’il conserva. Ce tableau lui était bien utile pour tenir la liste des patients de l’hospice. Il les inscrivait, avec leur numéro de chambre, et quand l’un d’eux les quittait, il effaçait son nom et ajoutait celui des nouveaux pensionnaires au fur et à mesure de leur arrivée. Au printemps 2004, trente-deux noms étaient inscrits sur le tableau. Dix à Rivington 1 et douze à Rivington 2, ainsi que l’on désignait les affreux bâtiments de brique qui flanquaient la demeure victorienne dans laquelle la célèbre Helen Rivington avait jadis vécu et écrit de palpitants romans à l’eau de rose sous le nom ronflant de Jeannette de Montparsse. Les autres patients étaient répartis sur les deux étages du corps principal, au-dessous de l’appartement exigu mais bien commode de Dan dans la tourelle.
Mrs. Rivington est-elle célèbre pour autre chose que pour avoir écrit de mauvais romans ? avait demandé Dan à Claudette Albertson peu de temps après avoir été embauché à l’hospice. Tous deux étaient dehors, dans la zone réservée aux fumeurs, en train de s’adonner à leur vilaine habitude. Claudette, une joviale infirmière afro-américaine à la carrure de footballeur de la FNL, avait renversé la tête en arrière dans un éclat de rire.
« Je veux, mon n’veu ! Pour avoir légué à la ville un max de blé ! Et cette bicoque, natürlich. Elle estimait que les vieilles gens doivent pouvoir disposer d’un endroit où mourir dans la dignité. »
Et c’était bien ce que la Maison Rivington rendait possible à la plupart d’entre eux. Dan — aidé d’Azzie — y contribuait désormais. Il pensait avoir trouvé sa vocation. Il était comme chez lui à l’hospice, à présent.
Le matin de l’anniversaire d’Abra, Dan se leva et vit tout de suite que tous les noms avaient été effacés sur son tableau noir. Un seul mot les remplaçait, écrit à la craie en grandes lettres fantaisistes:
Assis en caleçon au bord de son lit, Dan resta longtemps à le regarder. Puis il se leva, posa une main dessus, brouillant légèrement les lettres, espérant recevoir un flash de clairvoyance. Même une minuscule étincelle. Quand enfin il retira sa main, essuyant la poussière de craie sur sa cuisse nue, il dit: « Hello, toi aussi… » Puis: « Est-ce que tu ne t’appellerais pas Abra, par hasard ? »
Rien. Il enfila son peignoir, prit sa serviette et son savon, et descendit au premier prendre sa douche dans le vestiaire du personnel. À son retour, il se saisit de la brosse qu’il avait trouvée avec le tableau et commença à effacer le mot. C’est alors qu’une pensée
(papa dit qu’y aura des ballons)
lui vint et il interrompit son geste, attendant la suite. Mais rien d’autre ne vint, il termina donc d’effacer le tableau et réécrivit les noms et les numéros de chambre, d’après le mémo de présence de ce lundi-là. Lorsqu’il remonta chez lui, à midi, il s’attendait presque à trouver le tableau encore effacé et les noms et les numéros remplacés par hEll☺, mais tout était tel qu’il l’avait laissé.
Le goûter d’anniversaire d’Abra se tenait dans le jardin des Stone, un joli terrain verdoyant planté de pommiers et de cornouillers en tout début de floraison. Le fond du jardin était fermé par une clôture grillagée et un portail dont la sécurité était renforcée par un cadenas. Cette clôture n’avait rien d’esthétique, mais Lucy et David n’en avaient cure, car de l’autre côté coulait la Saco River, déroulant ses méandres vers le sud-est et le Maine, après avoir traversé Frazier et North Conway. Les rivières et les petits enfants ne sont pas faits pour s’entendre, pensaient les Stone, surtout au printemps, quand la fonte des neiges grossit les eaux de la Saco River et les rend tumultueuses. Chaque année, l’hebdomadaire local rapportait au moins une noyade.
Ce jour-là, les enfants avaient largement de quoi s’occuper sur la pelouse. Le seul jeu organisé auquel on avait réussi à les faire participer était la danse du Hokey Pokey, et voilà maintenant qu’ils galopaient en tous sens dans l’herbe (et se roulaient dessus aussi), grimpaient comme des singes sur le portique d’Abra, rampaient dans les tunnels de jeu que David et quelques autres papas avaient montés pour eux, et poursuivaient les ballons, tous jaunes (la couleur qu’Abra disait préférer), qui voltigeaient de tous côtés. Il y en avait pas loin d’une centaine, John Dalton pouvait l’attester. Il avait aidé Lucy et sa grand-mère à les gonfler. Pour une femme de son âge, Chetta avait un sacré coffre.
Il y avait neuf enfants en comptant Abra, et comme chacun était accompagné d’au moins un parent, il ne manquait pas d’adultes pour les surveiller. Des chaises longues avaient été disposées sur la terrasse, et, tandis que l’après-midi battait son plein, John en avait réquisitionné une près de Concetta, très chic en jean couture et sweat-shirt proclamant MEILLEURE ARRIÈRE-GRAND-MA DU MONDE. Elle était en train d’engloutir méthodiquement une part géante de gâteau d’anniversaire. John, qui avait accumulé quelques centimètres de ballast superflu au niveau de la taille au cours de l’hiver, se contentait d’une boule de glace à la fraise.
« Je me demande où vous le mettez, commenta-t-il en désignant du menton la part de gâteau disparaissant à vitesse grand V de l’assiette de sa voisine. Vous n’avez que la peau et les os. Une corde empaillée serait plus épaisse !
— Peut-être bien, mais je suis un Grandgousier, caro mio. » Elle jeta un coup d’œil aux enfants folâtrant dans l’herbe et poussa un profond soupir. « Je regrette que ma fille n’ait pas vécu pour voir ça. J’ai peu de regrets, mais celui-là, je l’ai. »
John décida de ne pas s’aventurer sur ce terrain. Il savait, par le bref historique familial figurant dans le dossier d’Abra, que la mère de Lucy s’était tuée dans un accident de voiture alors que sa fille était plus petite qu’Abra aujourd’hui.
Chetta n’attendit pas sa réponse pour changer elle-même de sujet: « Savez-vous ce que j’aime chez les enfants de cet âge ?
— Dites voir. » John les aimait à tous les âges… du moins jusqu’à leur quatorzième année. Quand ils atteignaient quatorze ans, leurs hormones s’emballaient et ils éprouvaient le besoin de se comporter comme des crétins pendant les cinq ans qui suivaient.
« Regardez-les, Johnny. On se croirait dans la version enfantine de la toile d’Edward Hicks, Royaume pacifique ! Nous en avons six blancs — évidemment, faut pas rêver, nous sommes dans le New Hampshire — mais nous en avons aussi deux noirs et cette splendide petite Coréenne-Américaine dont on se demande pourquoi elle n’est pas modèle dans le catalogue Hanna Andersson. Vous connaissez cette chanson de catéchisme qui dit “Rouges, jaunes, noirs ou blancs, ils sont tous précieux à Ses yeux” ? C’est exactement ce que nous avons sous nos propres yeux. Deux heures qu’ils sont ensemble, et il n’y a pas eu un seul geste agressif, pas un coup de poing, pas une bourrade. »
John — qui avait vu des tas de mouflets se donner des coups de pied, de poing, se pousser, se mordre, se gifler — lui répondit d’un sourire où le cynisme le disputait à la mélancolie. « Rien d’étonnant à cela, observa-t-il. Ils vont tous à L’il Chums[10], la crèche chic et chère du coin. Où leurs parents paient le prix choc pour les faire garder. Ce qui veut dire que lesdits parents appartiennent au moins à la classe moyenne supérieure, qu’ils sont tous diplômés de l’université et pratiquent l’évangile du Conformisme de Bon Aloi. Ces gamins sont de purs animaux sociaux apprivoisés. »