Il se pencha pour tapoter la tête d’Abra de sa main gantée de blanc. « Bon anniversaire, souricette, et merci à tous d’avoir été de si gentils petits élé… »
Un grand tintement musical, assez semblable à celui des clochettes suspendues au guidon de son tricycle de Godzilla, retentit dans la maison. Les bambins jetèrent à peine un coup d’œil dans cette direction, avant de se retourner pour regarder Mystério s’éloigner en pédalant, mais Lucy se leva pour aller voir ce qui était tombé dans la cuisine.
Une minute plus tard, elle était de retour. « John, dit-elle. Je crois que vous devriez venir voir. Il me semble que c’est pour ça que vous êtes venu. »
John, Lucy et Conchetta étaient dans la cuisine, les yeux rivés au plafond, muets. Aucun d’eux ne se retourna quand Dave entra à son tour: ils étaient hypnotisés. « Qu’est-ce qui se passe ? » dit-il. Puis, le voyant: « Oh, bon sang ! »
À cela, personne ne répondit. David resta un instant le regard fixe, cherchant à comprendre ce qu’il voyait, puis il ressortit. Deux minutes plus tard, il était de retour, tenant sa fille par la main. Abra avait un ballon dans les bras. Nouée en ceinture autour de la taille, elle portait l’écharpe que lui avait donnée Le Grand Mystério.
John Dalton s’accroupit devant elle. « C’est toi qui as fait ça, ma puce ? » C’était une question dont il était sûr de connaître la réponse, mais il voulait entendre ce que la fillette avait à dire. Il voulait mesurer le degré de conscience qu’elle en avait.
Abra regarda d’abord par terre, où gisait le tiroir des couverts. Quelques couteaux et fourchettes s’en étaient échappés dans sa chute, mais aucun ne manquait. Ce n’était pas le cas des cuillères. Les cuillères étaient suspendues au plafond, comme si elles y avaient été attirées et y demeuraient collées par quelque exotique attraction magnétique. Quelques-unes se balançaient doucement aux luminaires. La plus grosse, une louche, pendait à la hotte du four.
Tous les enfants ont leur propre mécanisme de défense. Pour la plupart d’entre eux, John le savait de par sa longue expérience, c’est un pouce fermement planté dans la bouche. Celui d’Abra était différent. Plaçant sa main en coupe devant sa bouche, elle se frotta les lèvres de la paume. Ce qui eut pour résultat d’étouffer ses paroles. Gentiment, John écarta sa main. « Qu’est-ce que tu dis, ma puce ? »
D’une toute petite voix, Abra dit: « Je vais me faire disputer ? Je… je… » Sa petite poitrine se gonfla. Elle tenta de replacer sa main-doudou devant sa bouche, mais John la retint. « Je voulais faire comme Minstrosio. » Elle se mit à pleurer. John lâcha sa main qui remonta aussitôt vers sa bouche qu’elle frictionna furieusement.
David prit sa fille dans ses bras et lui fit une bise sur la joue. Lucy les enveloppa tous deux dans une étreinte et posa un baiser sur le sommet de la tête d’Abra. « Mais non, ma chérie, on ne va pas te disputer. Tu n’as rien fait de mal. »
Quand Abra enfouit son visage dans le cou de sa mère, les cuillères tombèrent. Le fracas les fit tous sursauter.
Deux mois plus tard, alors que l’été pointait son nez dans les montagnes Blanches, David et Lucy Stone étaient assis dans le cabinet du Dr John Dalton aux murs tapissés de portraits d’enfants souriants. C’étaient tous les petits patients qu’il avait eus au fil de sa carrière, certains étant maintenant assez âgés pour avoir leurs propres enfants.
« J’ai embauché un de mes neveux féru d’informatique — à mes frais et, n’ayez crainte, ses tarifs sont bon marché — pour savoir s’il existe d’autres cas répertoriés semblables à celui de votre fille et en explorer certains s’ils existent. Mon neveu a limité sa recherche aux trente dernières années et en a dénombré neuf cents. »
David émit un sifflement. « Tant que ça ! »
John secoua la tête. « Non, pas tant que ça. S’il s’agissait d’une maladie — et nous n’avons pas besoin de revenir là-dessus, car ce n’en est pas une —, elle serait aussi rare que l’éléphantiasis. Ou les lignes de Blaschko, qui font ressembler les gens qui en sont atteints à des zèbres. Cette maladie a une incidence de l’ordre de un pour sept millions. La “disposition” que présente Abra serait de cet ordre-là.
— Et comment définiriez-vous la “disposition” d’Abra ? » Lucy avait pris la main de son mari et l’étreignait. « De la télépathie ? de la télékinésie ? une autre télé-quelque chose ?
— Ces facultés-là jouent clairement un rôle. Est-elle télépathe ? Étant donné qu’elle sait à l’avance quels visiteurs vont arriver, et qu’elle savait que Mrs. Judkins s’était blessée, la réponse est vraisemblablement oui. Est-elle télékinésique ? D’après ce que nous avons pu voir dans votre cuisine le jour de son anniversaire, la réponse est sans conteste oui. Est-elle médium ? ou douée de “précognition”, pour faire plus savant ? Nous ne pouvons en être certains, même si l’histoire du billet de vingt dollars derrière la commode semble le suggérer. Et que penser du soir où il y avait Les Simpson sur toutes les chaînes de votre télé ? Comment doit-on appeler cela ? Et que penser de l’air fantôme des Beatles ? Ce serait de la télékinésie si les notes avaient été produites par le piano… mais vous dites que ce n’était pas le cas.
— Qu’allons-nous faire maintenant ? demanda Lucy. Quels signes devons-nous guetter ?
— Je l’ignore. Nous ne disposons d’aucun protocole préétabli. L’ennui avec le champ des phénomènes parapsychiques, c’est que précisément ce n’est pas un champ scientifique. Il est occupé par trop de charlatans, et par trop de gens complètement perchés.
— Donc, pour résumer, vous ne pouvez rien nous conseiller », conclut Lucy.
John sourit. « Si. J’ai un conseil à vous donner: continuez de l’aimer. Si mon neveu ne se trompe pas — et veuillez considérer que, et d’un il n’a que dix-sept ans, et que, de deux il base ses conclusions sur des données instables —, vous risquez de continuer à assister à des phénomènes étranges jusqu’à son adolescence. Des phénomènes étranges et pour certains dérangeants. Autour de treize, quatorze ans, vous observerez une stabilisation, puis un recul progressif. Lorsqu’elle atteindra vingt ans, les différents phénomènes dont elle est la cause seront certainement devenus négligeables. » Il sourit. « Mais elle restera une fieffée joueuse de poker toute sa vie.
— Et si elle commence à voir des morts-vivants, comme le petit garçon dans ce film ? demanda Lucy. Que devrons-nous faire ?
— Je dirais que vous aurez alors la preuve qu’il y a une vie après la mort. Entre-temps, ne vous mettez pas martel en tête. Et n’en parlez à personne, d’accord ?
— Oh, pour ça, vous pouvez être tranquille », assura Lucy. Elle parvint à sourire, mais comme elle avait suçoté tout son rouge à lèvres, son sourire parut quelque peu exsangue. « La dernière chose que nous voulons, c’est voir notre fille faire la une d’Inside View.
— Heureusement qu’aucun des autres parents n’a vu le truc des cuillères, ajouta David.
— J’ai une question, dit John. Pensez-vous qu’elle soit consciente de ses dons ? »
Les Stone échangèrent un regard.
« Je… je ne crois pas, finit par dire Lucy. Même si après les cuillères… nous en avons un peu fait toute une histoire…
— Vous en avez fait toute une histoire dans votre tête, dit John. Mais probablement pas dans la sienne. Elle a pleuré un peu, et puis elle est retournée jouer avec un grand sourire aux lèvres. Vous n’avez pas crié, vous ne l’avez pas grondée ni corrigée. Le conseil que j’ai envie de vous donner pour le moment, c’est de faire comme si de rien n’était. Quand elle sera un peu plus grande, vous pourrez la mettre en garde pour qu’elle évite de se livrer à ses tours de passe-passe à l’école. Traitez-la comme une enfant normale, parce qu’elle l’est en grande partie. D’accord ?