— D’accord, dit David. Et ce n’est pas comme si elle avait des taches sur la peau, ou des boutons, ou un troisième œil.
— Oh, que si, elle l’a », dit Lucy. Elle pensait à la naissance coiffée d’Abra… « Elle a un troisième œil. On ne peut pas le voir… mais il est là. »
John se leva. « Je vais rassembler dans un dossier tous les documents imprimés par mon neveu et vous l’envoyer, si vous le voulez.
— Ah oui, je voudrais bien le lire, dit David. Et je crois que notre chère vieille Momo le voudra aussi. » Il plissa le nez en disant ça, Lucy s’en aperçut et fronça les sourcils.
« En attendant, profitez bien de la vie avec votre fille, leur enjoignit John Dalton. D’après mes observations, c’est une enfant particulièrement agréable à vivre. Cette épreuve ne durera pas. »
Et durant un certain temps, ils le crurent.
CHAPITRE 4
ALLÔ, DOCTEUR SLEEP
C’était le mois de janvier 2007. Dans la chambre de la tourelle de la Maison Rivington, le radiateur de Dan était réglé au maximum mais l’atmosphère était toujours glaciale. Un vent de nord-est venu des montagnes et soufflant à quatre-vingts kilomètres à l’heure avait enseveli la ville assoupie de Frazier sous une couche de neige qui s’épaississait de dix centimètres par heure. Lorsque la tempête cessa le lendemain après-midi, certaines des congères amoncelées contre les façades de Cranmore Avenue atteignaient presque quatre mètres de hauteur.
Le froid ne dérangeait pas Dan: niché sous deux édredons de duvet, il était comme un coq en pâte. Le vent cependant avait réussi à s’insinuer sous son crâne, comme il s’était insinué sous les encadrements et les appuis de fenêtre de la vieille bicoque victorienne où il avait désormais élu domicile. En rêve, il l’entendait gémir autour de l’hôtel où il avait passé un hiver de son enfance. En rêve, il était cet enfant de l’hôtel.
Il est au premier étage de l’Overlook. Maman dort pendant que Papa est au sous-sol, à éplucher des vieilles paperasses. Papa fait de la RECHERCHE. Sa RECHERCHE, c’est pour le livre qu’il va écrire. Danny n’a pas le droit d’être ici à l’étage, et il n’a pas le droit d’avoir emprunté le passe qu’il serre fort dans sa main, mais il n’a pas pu résister. Il regarde fixement une lance à incendie fixée au mur. Enroulé sur lui-même, le tuyau ressemble à un serpent à tête de laiton. Un serpent endormi. Bien sûr, ce n’est pas un serpent — sa peau est en toile, pas en écailles — mais il ressemble vraiment à un serpent.
Et des fois, c’est réellement un serpent.
« Vas-y », murmure Dan au serpent du rêve. Il tremble de terreur, mais quelque chose le propulse vers l’avant. Pourquoi donc ? Parce que lui-même se livre à sa propre RECHERCHE, pardi. « Vas-y, mords-moi ! Tu peux pas, hein ? Parce que t’es rien qu’un TUYAU idiot ! »
La lance au bout du tuyau idiot remue, et tout d’un coup, au lieu de la regarder de côté, Dan se retrouve les yeux plongés dans son embouchure. Ou peut-être dans sa gueule. Une goutte transparente se forme au bord du trou noir, et s’étire. Dans son miroir liquide, Dan voit le reflet de ses grands yeux écarquillés.
Goutte d’eau ou goutte de poison ?
Est-ce un serpent ou un tuyau ?
Qui le sait, mon cher Tromal, Tromal mon cher ? Qui le sait ?
Le tuyau-serpent lui bruisse au visage. La terreur lui saute à la gorge, remontant de son cœur qui bat à tout rompre. C’est le même bruissement qu’émettent les crotales.
Maintenant la lance du tuyau-serpent se détache de la toile lovée en cercles concentriques sur laquelle elle repose et se laisse choir sur la moquette avec un bruit sourd. Elle bruisse encore et il sait qu’il devrait reculer avant qu’elle ne se dresse et le morde, mais il est figé sur place, il est incapable de bouger et la lance bruisse encore…
« Réveille-toi, Danny ! crie la voix de Tony. Réveille-toi, réveille-toi ! »
Mais il est tout aussi incapable de se réveiller qu’il est incapable de bouger, c’est l’Overlook, ils sont bloqués par la neige et tout a changé maintenant. Les tuyaux deviennent des serpents, les femmes mortes ouvrent les yeux, et son père… oh, cher bon Dieu, FAITES QU’ON S’EN AILLE D’ICI PARCE QUE MON PÈRE EST EN TRAIN DE DEVENIR FOU.
Le crotale bruisse. Il bruisse. Il
Dan entendit le vent hurler, mais pas à l’extérieur de l’Overlook. Non, le vent hurlait à l’extérieur de la tourelle de la Maison Rivington. Il entendit la neige crépiter contre la fenêtre nord. On aurait dit du sable. Et il entendit son interphone émettre son discret bruissement.
Il rejeta ses édredons, glissa ses jambes hors du lit et grimaça lorsque ses pieds chauds entrèrent en contact avec le sol froid. Dansant sur ses talons, il traversa sa chambre, allumant au passage sa lampe de bureau et exhalant son haleine devant lui. Aucun nuage de vapeur ne se forma, mais même avec le radiateur au maximum, la température de la pièce ne devait pas dépasser les dix degrés.
Brrzzz.
Il pressa le bouton de l’interphone et dit: « Je suis là. Qui m’appelle ?
— Claudette. Je crois que tu as quelqu’un, Doc.
— Mrs. Winnick ? » Il était pratiquement sûr que c’était elle, ce qui signifierait qu’il devrait enfiler sa parka, car Vera Winnick se trouvait dans Rivington 2 et il ferait un froid de loup dans le passage de communication. Vera, comateuse, en respiration de Cheyne-Stokes, ne tenait plus qu’à un fil depuis une semaine maintenant. Et les nuits comme celle-ci étaient tout à fait de celles que choisissent les plus frêles pour s’en aller. Généralement autour de quatre heures du matin. Il consulta sa montre. À peine trois heures vingt, mais question horaires de bureau, la chef n’y trouverait rien à redire.
La réponse de Claudette Albertson le surprit: « Non, c’est Mr. Hayes, ici au rez-de-chaussée avec nous.
— Tu en es sûre ? » Dan avait fait une partie d’échecs avec Charlie Hayes l’après-midi même, et pour un homme atteint de leucémie aiguë myéloïde, il l’avait trouvé frais comme un gardon.
« Moi, non, mais Azzie y est. Et tu sais ce que tu dis. »
Ce qu’il disait, c’était qu’Azzie ne se trompait jamais, et il avait près de six ans d’expérience à son actif sur lesquels fonder cette certitude. Azraël se promenait librement dans les trois bâtiments composant le complexe Rivington, passant la plupart de ses après-midi lové sur le canapé de la salle télé, mais il n’était pas rare de le trouver aussi étalé de tout son long sur une table de jeu — et parfois sur un puzzle à demi terminé — telle une écharpe négligemment jetée. Tous les résidents semblaient l’aimer (si certains s’étaient plaints du chat de la Maison, leurs récriminations n’étaient jamais parvenues aux oreilles de Dan), et Azzie semblait leur rendre leur affection. Quand il sautait sur la poitrine des vieillards moribonds… c’était toujours avec légèreté, sans paraître les incommoder. Chose remarquable compte tenu de son gabarit. Azzie pesait bien six kilos.