En dehors de ses siestes de l’après-midi, Az ne s’éternisait jamais longtemps quelque part: il avait des choses à faire, des gens à voir, des endroits à visiter. (« Ce chat est un coureur », avait un jour dit Claudette à Dan.) On le trouvait de passage au spa, à se lécher la patte en prenant un peu de chaleur. Se prélassant sur un tapis de course arrêté dans la suite Forme et Santé. Assis sur un chariot abandonné, le regard dans le vague, voyant des choses que seuls les chats peuvent voir. Parfois, on l’apercevait à l’affût sur la pelouse, les oreilles rabattues en arrière, image même de la prédation féline, mais s’il attrapait des oiseaux ou des petits rongeurs, il les emportait toujours ailleurs pour les dévorer.
La salle télé était ouverte nuit et jour, mais Azzie s’y rendait rarement quand la télé était éteinte et les résidents couchés. Lorsque le soir cédait la place à la nuit et que le pouls de la Maison Rivington ralentissait, Azzie devenait agité, parcourant les couloirs telle une sentinelle à quatre pattes longeant la frontière d’un territoire ennemi. Une fois les lumières baissées, il pouvait même disparaître à votre vue, pour peu que vous ne regardiez pas droit dans sa direction: son pelage d’un gris quelconque se fondait dans les ombres.
Il n’entrait dans les chambres des résidents que lorsque l’un d’eux était mourant.
Il se glissait alors à l’intérieur, si la porte était ouverte, ou s’asseyait devant, la queue enroulée autour des pattes, miaulant doucement, poliment, pour qu’on le laisse entrer. Dès qu’on lui ouvrait, il sautait sur le lit de l’hôte (on recevait toujours des « hôtes » dans la Maison Rivington, jamais des « patients ») et s’y installait en ronronnant. Si l’hôte ainsi choisi était éveillé, il ou elle pouvait le caresser. À la connaissance de Dan, personne n’avait jamais demandé qu’on chasse Azzie. Tous semblaient savoir qu’il venait là en ami.
« Qui est le médecin de garde ? s’enquit Dan.
— Toi, répondit Claudette.
— Arrête. Je parle du vrai toubib.
— Emerson. Mais quand j’ai appelé son service, on m’a dit de ne pas rêver. De Berlin à Manchester, toutes les routes sont bloquées par la neige. À part sur les autoroutes, même les chasse-neige attendent demain matin.
— C’est bon, dit Dan. J’arrive. »
Peu de temps après avoir commencé à travailler à l’hospice, Dan s’était rendu compte que les mourants non plus n’échappent pas au système de classes. Les chambres situées dans la maison principale étaient plus vastes et plus chères que celles des ailes Rivington 1 et 2. Dans la demeure victorienne où Helen Rivington avait naguère accroché son chapeau et rédigé ses romans sentimentaux, les chambres étaient appelées des « suites » et portaient le nom d’habitants célèbres du New Hampshire. Charlie Hayes occupait la suite Alan Shepard. Pour s’y rendre, Dan dut passer devant le coin détente au pied de l’escalier où étaient installés des distributeurs de boissons et de friandises avec quelques chaises en plastique autour. Fred Carling s’y trouvait, avachi dans l’une d’elles, en train de bâfrer des crackers au beurre de cacahuètes en lisant un vieux numéro de Popular Mechanics. Carling était l’un des trois aides-soignants de nuit, de garde de minuit à huit heures du matin. Les deux autres travaillaient de jour deux fois par mois, mais Carling jamais. Oiseau de nuit autoproclamé, c’était un ancien taulard aux biceps couverts de tatouages suggérant aussi un passé de motard.
« Tiens, tiens, r’gardez qui que v’là, dit-il. Le p’tit Danny-boy. Ou t’es en mission sous ton identité secrète cette nuit ? »
Dan n’était qu’à moitié réveillé, et pas d’humeur à plaisanter. « Dis-moi plutôt ce que tu sais de Mr. Hayes.
— Rien. Sauf que le chat est dans sa chambre. Ce qui signifie en général qu’ils vont sortir les tétons vers le plafond.
— Pas de saignement ? »
Le gros balèze haussa les épaules. « Ben, si, il a un peu saigné du nez. J’ai foutu les serviettes sanglantes dans un sani-sac, comme on est censé faire, et j’les ai expédiées à la buanderie A, s’tu veux aller vérifier. »
Dan hésita à lui demander comment il pouvait dire que Mr. Hayes avait « un peu » saigné du nez alors qu’il avait fallu plusieurs serviettes pour étancher le saignement… puis il décida de laisser pisser. Carling était un abruti insensible. Il ne savait vraiment pas comment il s’y était pris pour décrocher un boulot ici — même de nuit, quand la plupart des pensionnaires dormaient ou bien s’efforçaient d’être discrets pour ne pas déranger les autres. Il soupçonnait le coup de piston. Ainsi allait le monde. Son propre père n’avait-il pas fait marcher le piston pour décrocher son ultime boulot de gardien de l’hôtel Overlook ? Ce n’était peut-être pas la preuve absolue que jouer de ses relations est une manière pourrie de se débrouiller dans la vie, mais ça le suggérait fortement.
« Bonne nuiiiit, docteur Sleeeep », lança Carling dans son dos, sans faire le moindre effort pour baisser le ton.
Au bureau des infirmières, Claudette mettait à jour des dossiers pendant que Janice Barker regardait un petit poste de télé, le son réglé au minimum. L’émission en cours proposait l’une de ces publicités interminables pour un nettoyeur de côlon… mais Janice la contemplait les yeux grands ouverts et la bouche béante. Elle sursauta quand Dan tapota du bout des ongles sur le comptoir et il s’aperçut que ce qu’il avait pris pour de la fascination était en fait de la somnolence.
« Est-ce que l’une d’entre vous peut m’en dire un peu plus sur Charlie Hayes ? Carling est bouché à l’émeri. »
Claudette jeta un œil dans le hall pour s’assurer que Fred Carling n’était pas en vue, mais elle répondit tout de même à voix basse: « Ce type serait pas plus utile s’il chantait la messe à un sourd. Je prie tous les jours pour qu’on le vire. »
Même s’il pensait la même chose, Dan le garda pour lui. Il avait découvert qu’une sobriété constante opère des miracles sur les capacités de discrétion d’un individu.
« Je suis allé le voir il y a quinze minutes, dit Jan. Nous les surveillons de plus près quand Mr. Mistrigris s’invite.
— Azzie est avec lui depuis combien de temps ?
— Il miaulait devant la porte quand nous avons pris notre service à minuit, dit Claudette, alors je lui ai ouvert. Tu sais comment il fait. Il a aussitôt sauté sur le lit. J’ai failli t’appeler à ce moment-là mais Charlie était réveillé et réceptif. Je lui ai parlé, il m’a parlé aussi et il a commencé à caresser Azzie. Alors j’ai décidé d’attendre. C’est environ une heure plus tard qu’il a fait une épistaxis. Fred est venu nettoyer. J’ai dû lui rappeler de mettre les serviettes dans un sani-sac. »
Sani-sacs: c’était ainsi que le personnel appelait les sacs en plastique biodégradable dans lesquels on enfermait vêtements, linge et serviettes souillés par des matières et fluides organiques de toute nature, conformément au règlement, pour éviter la prolifération des germes infectieux.
« Quand je suis retourné le voir il y a environ quarante-cinq minutes, poursuivit Jan, il dormait. Je l’ai secoué et quand il a ouvert les yeux, j’ai vu qu’ils étaient injectés de sang.
— C’est là que j’ai appelé Emerson, dit Claudette. Et quand la fille de garde m’a envoyé bouler, je t’ai appelé. Tu y vas, là ?
— Oui.
— Bonne chance, dit Jan. Sonne si tu as besoin de nous.
— D’ac. Tu peux me dire pourquoi tu regardes une pub sur le nettoyage du côlon, Janice ? Ou c’est trop personnel ? »
L’infirmière bâilla. « À cette heure-ci, le seul autre truc qu’il y a c’est une pub pour les soutifs Ahh Bra. Et j’en ai déjà. »