« Parfois, j’arrivais pas à finir, même avec la meilleure volonté, et alors tintin, j’étais privé de dessert. C’est lui qui se le prenait et qui se le mangeait. Et d’autres fois, quand j’arrivais à finir, je m’apercevais qu’il avait écrasé sa cigarette dans mon flan à la vanille ou dans mon gâteau. Il pouvait faire ça parce qu’il s’asseyait toujours à côté de moi. Et il faisait passer ça pour une grosse blague. “Oups, j’ai raté le cendrier”, qu’il disait. Mon père et ma mère n’y ont jamais mis le holà. Eux aussi, ils faisaient semblant de prendre ça pour une blague, même s’ils devaient bien se rendre compte que c’était pas une gentille blague à faire à un enfant.
– Ça, c’est vraiment moche, dit Danny. Tes parents auraient dû prendre ta défense. Ma mère, elle prend toujours ma défense. Mon père aussi, avant.
— Ils le craignaient comme la peste. Et ils avaient raison. Andy Hallorann était un sale, un très sale engin. Il me disait: “Vas-y, Dickie, mange donc tout autour. Ça va pas t’empoisonner.” Si j’en prenais une bouchée, il demandait à Nonnie — c’était sa gouvernante — de m’en apporter une nouvelle part. Sinon, le dessert restait là. À force, j’arrivais plus jamais à finir mon repas tellement ça me retournait l’estomac.
— T’aurais dû changer ton dessert de place et le mettre de l’autre côté de ton assiette, dit Danny.
— Oh, j’ai essayé, tu peux me croire, je suis pas idiot de naissance. Mais il le remettait aussi sec de son côté en disant que la place du dessert, c’est à droite. » Dick se tut, les yeux perdus au loin sur la mer où un long bateau blanc voguait sur la ligne de démarcation entre le golfe du Mexique et le ciel. « Parfois, il m’attrapait quand j’étais tout seul et il me mordait. Une fois, quand je lui ai dit que s’il me laissait pas tranquille j’allais le dire à mon père, il a écrasé une cigarette sur mon pied nu en disant: “Raconte-lui ça aussi, et voyons le grand bien que ça te fera. Ton père il connaît très bien mes manières et il dira jamais rien parce que c’est un dégonflé et qu’il veut l’argent que j’ai à la banque quand je mourrai, ce que je compte pas faire de sitôt.” »
Danny écoutait, les yeux écarquillés, fasciné. Il avait toujours pensé que l’histoire de Barbe-Bleue était la plus effrayante de toutes, de toutes celles qui existaient et de toutes celles qui existeraient jamais, mais celle-ci était pire. Parce qu’elle était vraie.
« Des fois, il me disait qu’il connaissait un méchant homme qui s’appelait Charlie Manx, et que si je faisais pas ce qu’il voulait, il appellerait Charlie Manx au téléphone et lui demanderait de venir dans sa belle voiture pour m’emmener dans un endroit spécial pour les vilains enfants. Et là, le vieux me passait sa main entre les jambes et commençait à serrer. “Alors, tu vas rien dire, l’oiseau Dickie. Parce que si tu le dis, le vieux Charlie il va venir et te garder enfermé avec tous les autres enfants qu’il a volés jusqu’à ce que tu meures. Et quand tu seras mort, t’iras en enfer où ton corps brûlera pour l’éternité. Parce que c’est pas joli de rapporter. Peu importe qu’on te croie ou pas, c’est pas joli de rapporter.”
« Et pendant longtemps, je l’ai cru, ce vieux salopard. J’ai même rien dit à ma Grand-Ma Blanche, celle qui avait le Don, de peur qu’elle pense que c’était ma faute. Si j’avais été plus grand, j’aurais su que non, mais j’étais qu’un tout petit mioche. » Il se tut. « Et puis, il y avait autre chose aussi. Tu sais quoi, Danny ? »
Danny observa longuement Dick, lisant ses pensées et les images derrière son front. Enfin, il dit: « Tu voulais que ton papa ait l’argent. Mais il l’a jamais eu.
— Eh non. Le Grand-Pa Noir a tout laissé à un orphelinat pour enfants noirs en Alabama, et je crois bien savoir aussi pourquoi il a fait ça. Mais c’est une autre histoire.
— Alors ta bonne Gran-Ma, elle l’a jamais su ? Elle a jamais deviné ?
— Elle savait qu’il y avait quelque chose, mais je le gardais bien caché et elle m’a pas forcé. Elle m’a juste dit que quand je serais prêt à parler, elle serait prête à m’écouter. Et quand Andy Hallorann est mort — il a eu une attaque —, tu peux pas savoir, Danny, j’étais le plus heureux petit garçon du monde. Ma mère m’a dit que si je voulais pas, j’étais pas obligé d’aller à l’enterrement, je pouvais rester avec ma Grand-Ma Rose — ma Grand-Ma Blanche, elle s’appelait Rose — mais moi, je voulais y aller. Tu penses bien que je voulais y aller. Je voulais être sûr que le vieux Grand-Pa Noir était bien mort.
« Il pleuvait ce jour-là. Tout le monde était debout autour de la tombe sous des parapluies. J’ai bien regardé pendant qu’on descendait son cercueil sous la terre — le plus gros cercueil de sa boutique, le meilleur, j’en suis sûr — et je pensais à toutes les fois où il m’avait serré le kiki et à tous les mégots de cigarette qu’il avait enfoncés dans mon dessert et à celle qu’il m’avait écrasée sur le pied et comment il avait régné sur notre table du dîner comme ce vieux roi fou dans la pièce de Shakespeare. Mais surtout, je pensais à Charlie Manx — que le vieux avait sûrement inventé de toutes pièces — et comment il pourrait plus jamais appeler Charlie Manx au téléphone pour venir me chercher la nuit et m’emmener dans sa grosse voiture pour aller vivre avec les autres garçons et filles qu’il avait volés.
« Je me suis penché pour regarder dans la fosse et quand ma mère a voulu me tirer en arrière, mon père a dit: “Laisse le petit regarder”, et j’ai bien vu le cercueil tout au fond de ce trou humide et j’ai pensé, “Là au fond, Grand-Pa Noir, t’es six pieds sous terre plus près de l’enfer, et dans pas longtemps t’y seras carrément, et j’espère que le diable va bien t’en faire baver avec sa main de feu.” »
Dick sortit de sa poche de pantalon un paquet de Marlboro. Une pochette d’allumettes était glissée sous l’enveloppe en cellophane. Il mit une cigarette dans sa bouche et dut s’y prendre à plusieurs fois pour l’allumer car il avait les doigts qui tremblaient, et la bouche aussi. Danny fut stupéfait de voir des larmes dans ses yeux.
Comprenant où Dick voulait en venir avec cette histoire, il demanda: « C’est quand qu’il est revenu ? »
Dick tira une longue bouffée et exhala la fumée au milieu d’un sourire. « T’as pas eu à me zieuter l’intérieur du crâne pour comprendre ça, hein ?
— Eh non.
— Six mois plus tard. Je suis rentré de l’école un jour et je l’ai trouvé couché sur mon lit, tout nu, avec son zizi à moitié pourri tout droit comme un i. Il m’a dit: “Approche-toi, l’oiseau Dickie, et viens t’asseoir là-dessus. Si tu me fais passer un bon quart d’heure, moi je t’en ferai passer deux.” J’ai hurlé mais y avait personne pour m’entendre. Mon père et ma mère travaillaient tous les deux, ma mère dans un restaurant et mon père dans une imprimerie. Je me suis sauvé en courant et j’ai claqué la porte derrière moi. Et là, j’ai entendu Grand-Pa Noir se lever… ploum… et traverser la chambre… ploum-ploum-ploum… et ensuite j’ai entendu…
— Ses ongles, chuchota Danny d’une voix à peine audible. Qui grattaient à la porte.
— Exact. Je suis pas retourné dans la maison jusqu’au soir, j’ai attendu que mes parents soient rentrés tous les deux. Il était plus là, mais il y avait… des restes.
— Ah, oui. Comme dans notre salle de bains. Parce qu’il était en putréfaction.
— Exact. J’ai changé mes draps tout seul, je savais le faire parce que ma mère m’avait appris depuis deux ans déjà. Elle disait que j’avais plus l’âge d’avoir une nounou, que les nounous c’était pour les petites filles et les petits garçons blancs comme ceux dont elle s’occupait avant d’avoir son travail de serveuse au Steak House Berkin. Environ une semaine plus tard, j’ai revu Grand-Pa Noir au jardin public, installé sur une balançoire. Il portait son costume noir mais le tissu était tout couvert de duvet gris — la moisissure qui poussait dessus dans son cercueil, j’imagine.