Dan, lui, le voyait à chaque fois.
Le suspir monta et flotta au-dessus du corps du vieil homme. Puis se dissipa.
Relevant la manche droite du pyjama de Charlie, Dan chercha le pouls. Simple formalité.
Généralement, Azzie s’en allait avant la fin. Mais pas cette nuit-là. Dressé sur la courtepointe à côté de la hanche de Charlie, il fixait la porte. S’attendant à voir Claudette ou Jan, Dan se retourna, mais il n’y avait personne.
Sauf qu’il y avait quelqu’un.
« Oui ? »
Rien.
« C’est toi la petite fille qui écrit sur mon tableau parfois ? »
Pas de réponse. Mais quelqu’un était là, sans l’ombre d’un doute.
« Tu t’appelles Abra ? »
Légères, presque inaudibles à cause du vent, des notes de piano s’égrenèrent. S’il n’y avait pas eu Azzie, dont les oreilles frémissaient et les yeux ne quittaient pas le pas de porte désert, Dan aurait pu croire que c’était son imagination qui lui jouait des tours (il n’était pas toujours capable de la différencier du Don). Mais quelqu’un était là, qui observait.
« Tu es Abra ? »
Un autre arpège de notes, puis le silence à nouveau. Mais cette fois, c’était celui de l’absence. Quel que soit son prénom, elle avait disparu. Azzie s’étira, sauta à bas du lit et sortit sans un regard en arrière.
Dan resta encore un moment assis au bord du lit, à écouter le vent. Puis il ramena le drap sur le visage de Charlie et retourna au poste des infirmières les prévenir de la présence d’un mort dans leur service.
Lorsqu’il eut rempli sa part de paperasse administrative, Dan se dirigea vers le coin détente. Il fut un temps où il n’aurait pas attendu pour s’y ruer, les poings serrés, mais ce temps était révolu. Il marchait donc, tout en prenant de longues inspirations pour calmer son cœur et son esprit. Un dicton AA disait: « Réfléchis avant de boire », mais ce que Casey K. lui disait lors de leur tête-à-tête hebdomadaire, c’était de réfléchir avant d’agir, quelle que soit l’action envisagée. T’es pas devenu sobre pour être stupide, Danny. Souviens-toi de ça la prochaine fois que tu t’écouteras débattre la putain de commission lunatique que t’as dans la tête.
Mais ces foutues marques de doigts…
Renversé en arrière sur sa chaise, Carling se balançait en gobant maintenant des Junior Mints. Il avait échangé son Popular Mechanics contre un magazine de photos avec en couverture la star de la dernière sitcom de mauvais garçons.
« Mr. Hayes vient de nous quitter, l’informa Dan d’un ton neutre.
— Désolé de l’apprendre. » Sans quitter des yeux son magazine. « Mais c’est bien pour ça qu’ils sont ici, non… »
Dan leva la jambe, crocheta l’un des pieds de la chaise et tira. Le siège se renversa et Carling se retrouva le cul par terre. Sa boîte de Junior Mints lui échappa. Il leva un regard incrédule vers Dan.
« Ça y est, tu m’écoutes ?
— Espèce de fils de… » Carling commença à se redresser. Dan posa son pied sur sa poitrine et le repoussa contre le mur.
« C’est bon, je vois que tu m’écoutes. Je te conseille de pas essayer de bouger. Reste sagement assis là et écoute-moi. » Dan se pencha en avant et posa ses mains sur ses genoux. En les crispant bien, car tout ce que ces mains avaient envie de faire, là tout de suite, c’était de cogner. Et cogner. Et encore cogner. Ses tempes palpitaient. Ralentis, s’intima-t-il. Ne te laisse pas submerger.
Mais c’était dur.
« La prochaine fois que je vois les marques de tes doigts sur un patient, je les prends en photo et je vais trouver Mrs. Clausen. Et peu importe qui tu connais, tu te retrouveras à la rue. Et quand tu seras plus employé par cette institution, je te retrouverai et je te foutrai la rouste de ta vie. »
Prenant appui contre le mur, Carling se remit sur ses pieds, sans quitter Dan une seconde des yeux. Il était plus grand que lui et pesait bien cinquante kilos de plus. Il serra les poings. « J’aimerais voir ça. Pourquoi pas tout de suite ?
— Pas de problème, mais pas ici, dit Dan. Y a des gens qui essaient de dormir, et un homme mort pas loin. Avec la marque de tes doigts sur lui.
— J’ai rien fait d’autre qu’essayer de lui prendre le pouls. Tu sais qu’ils marquent tout de suite quand ils sont leucémiques.
— Je sais, admit Dan. Mais là, tu as fait exprès de lui faire mal. Je ne sais pas pourquoi, mais je sais que tu l’as fait. »
Il vit clignoter quelque chose dans les yeux bourbeux de Carling. Pas de la honte, non: Dan ne le pensait pas capable d’éprouver un tel sentiment. Rien qu’un malaise suscité par le fait d’avoir été démasqué. Et la peur d’être dénoncé. « Qu’il est fort… le docteur Sleeeep… Tu te prends pas pour une merde, hein ?
— Ramène-toi, Fred, on va dehors. J’en meurs d’envie. » Et c’était la vérité. Il y avait un autre Dan à l’intérieur de lui. Il n’était plus aussi près de la surface qu’avant, mais il était toujours là et c’était toujours le même affreux, le même irrationnel fils de pute qu’avant. Du coin de l’œil, il apercevait Claudette et Jan debout au milieu du couloir, s’étreignant l’une l’autre, les yeux écarquillés.
Carling réfléchit à deux fois. Oui, il était plus costaud, et oui, il avait plus d’allonge. Mais il n’était pas en super-forme physique — trop de burritos, trop de bières, beaucoup moins de souffle que quand il avait vingt ans — et il y avait quelque chose d’inquiétant sur le visage du petit freluquet. Il avait déjà vu ça avant, du temps de sa période des Saints du Bitume. Certains mecs avaient des coupe-circuits pouraves dans la chetron. Ils prenaient la mouche pour un rien, et une fois qu’ils montaient en pression, ils cramaient tout sur leur passage jusqu’à avoir séché toute leur rage. Il avait pris Torrance pour une espèce de petit morveux d’intello, un caniche foireux qui la ramènerait pas si tu te fritais avec lui, mais il devait constater qu’il s’était gouré. C’était pas Docteur Sleep, l’identité secrète de ce mec, c’était Docteur Cinglé.
Ayant soigneusement pesé le pour et le contre, Fred déclara: « M’en voudrais d’aller perdre mon temps avec un naze. »
Dan approuva de la tête. « Bien. Ça nous évitera des engelures à tous les deux. Souviens-toi juste de ce que je t’ai dit: si tu veux pas finir à l’hosto, garde bien tes mains le long du corps.
— Qui c’est qu’a clamecé et qui t’a tout foutu sur les endosses ?
— J’en sais rien, dit Dan. J’en sais fichtre rien. »
Dan regagna sa chambre, se recoucha, mais ne put se rendormir. Il avait assisté près d’une cinquantaine de mourants depuis son arrivée à la Maison Rivington et d’une manière générale, ces séances le laissaient calme et apaisé. Mais pas cette nuit. Fred Carling lui avait gâché sa sérénité. Il en tremblait encore de rage. Son esprit conscient détestait cette tornade rouge qui le balayait, mais quelque part dans son subconscient il la chérissait. Peut-être que ça se résumait à de la bonne vieille génétique: triomphe de la nature sur la culture. Plus sa sobriété durait, plus ses vieux souvenirs revenaient. Les crises de rage de son père figuraient parmi les plus clairs d’entre eux. Il avait espéré que Carling l’aurait pris au mot. Qu’ils seraient sortis dans le vent et la neige pour que Dan Torrance, le fils de Jack, file sa raclée à ce sale bâtard.