Dieu sait qu’il ne voulait pas ressembler à son père, dont les périodes de sobriété étaient du style combat intérieur surhumain. Les AA étaient censés t’aider à tenir la colère en bride, et la plupart du temps, ça marchait, mais il y avait des moments comme cette nuit où Dan s’avisait de la fragilité de ce garde-fou. Des moments où il se sentait inutile et indigne, et où l’alcool semblait être la seule médecine, la seule raclée qu’il méritait. En de tels moments, il se sentait très, très proche de son père.
Il pensa: Mama.
Il pensa: Bonbon.
Il pensa: Les sales bâtards ont besoin de prendre leur raclée. Et tu sais où on en vend, pas vrai ? À peu près partout, bon sang.
Le vent se leva en une furieuse bourrasque qui fit gronder la tourelle. Lorsque le vent mourut, la petite fille du tableau noir était là. Dan pouvait presque entendre son souffle.
Il sortit une main de sous ses édredons. Un instant, elle resta simplement suspendue là, dans l’air froid, et puis il sentit celle de la fillette — petite, chaude — se glisser dans la sienne. « Abra, dit-il. Tu t’appelles Abra, mais des fois on t’appelle Abby. C’est vrai, n’est-ce pas ? »
Aucune réponse ne lui parvint, mais il n’en avait pas vraiment besoin. Tout ce qu’il lui fallait, c’était la sensation de cette petite main chaude dans la sienne. Ça ne dura que quelques secondes, mais cela suffit à l’apaiser. Il ferma les yeux et s’endormit.
À trente kilomètres de là, dans la petite ville d’Anniston, Abra Stone ne dormait pas. La main qui avait enveloppé la sienne tint bon quelques secondes, puis elle se changea en brume et disparut. Mais elle l’avait sentie, la main avait été là. Il avait été là. Elle l’avait trouvé en rêve, mais en se réveillant, elle avait découvert que le rêve était réalité. Elle se tenait sur le seuil d’une chambre. Et ce qu’elle avait vu dans cette chambre était à la fois terrible et merveilleux. Il y avait la mort, et la mort est effrayante, mais il y avait aussi l’entraide. L’homme qui en aidait un autre n’avait pas pu la voir, mais le chat, lui, l’avait vue. Le chat avait un nom un peu comme le sien, mais pas tout à fait.
Il m’a pas vue mais il m’a sentie. Et on était ensemble juste maintenant. Je crois que je l’ai aidé, comme lui, il a aidé l’homme qui mourait.
C’était une douce pensée. Se blottissant contre elle (comme sa main s’était blottie dans la main fantôme), Abra roula sur le flanc, ramena son lapin en peluche contre sa poitrine et s’endormit.
CHAPITRE 5
LE NŒUD VRAI
Le Nœud Vrai n’était pas constitué en société, mais s’il l’avait été, certaines bourgades reculées du Maine, de la Floride, du Colorado et du Nouveau-Mexique auraient pu être qualifiées de « villes privées ». En effet, à travers un imbroglio de différentes holdings, on aurait pu remonter jusqu’à eux et constater qu’ils étaient propriétaires de la plupart des commerces et terrains de ces villes. Avec leurs noms pittoresques tels Dry Bend, Jerusalem’s Lot, Oree et Sidewinder, ces bourgades étaient des havres de paix, mais les Vrais ne pouvaient jamais y séjourner très longtemps ; ils étaient, fondamentalement, des oiseaux migrateurs. Vous les avez sûrement vus si vous roulez sur les autoroutes et les artères les plus fréquentées d’Amérique. Peut-être sur la I-95 en Caroline du Sud, quelque part au sud de Dillon et au nord de Santee. Peut-être sur la I-80 dans le Montana, et le pays montagneux au-dessus de Draper. Ou bien en Géorgie, au moment de dépasser — lentement, si vous êtes soucieux de conserver vos points de permis — le célèbre radar sur la 41 à la sortie de Tifton.
Combien de fois ne vous êtes-vous pas trouvés derrière un camping-car roulant à une vitesse d’escargot, à bouffer du gaz d’échappement et à attendre impatiemment votre chance de doubler ? À vous traîner à soixante alors que vous auriez pu observer en toute légalité une vitesse de cent dix ou même cent vingt ? Et quand une trouée se présente enfin dans la circulation d’en face et que vous déboîtez… bordel de Dieu ! vous découvrez une longue file de ces satanés engins, de ces gouffres à gas-oil conduits à exactement dix kilomètres au-dessous de la vitesse autorisée par de vieux papis et mamies à lunettes cramponnés à leur volant comme s’ils craignaient qu’il s’envole.
Ou peut-être les avez-vous rencontrés sur les aires de repos des autoroutes, quand vous vous arrêtez pour vous dégourdir les jambes et glisser peut-être quelques pièces dans les distributeurs. Les voies d’accès à ces aires de repos sont toujours divisées en deux, vous avez remarqué ? Une zone de stationnement pour les voitures, une autre pour les poids-lourds et les camping-cars, la seconde étant généralement un peu plus éloignée. Vous avez pu voir les maisons roulantes des Vrais, rassemblées en grappe, stationnées sur cette zone-là. Vous avez pu voir leurs propriétaires se diriger vers le bâtiment principal — lentement, car bon nombre d’entre eux n’ont plus l’air tout jeune et certains sont joliment bardés de lard — toujours en groupe, toujours entre eux.
Parfois, ils empruntent une de ces sorties saturées de stations-service, de motels et de chaînes de restauration rapide. Et pour peu que vous voyiez tous ces camping-cars garés autour d’un McDonald’s ou d’un Burger King, vous ne vous arrêtez pas car vous savez qu’ils seront tous là à faire la queue au comptoir, les types en casquette de golf raplapla ou casquette de pêcheur à longue visière, les bonnes femmes en caleçon élastique (généralement bleu layette) et T-shirt proclamant MOI J’AI DES PETITS-ENFANTS ! ou JÉSUS EST ROI ou JE VOYAGE HEUREUSE. Vous préférez faire huit cents mètres de plus pour aller vous attabler au Waffle House ou au Shoney’s, hein ? Parce que vous savez qu’il leur faudra des plombes pour commander, à tergiverser devant la carte, puis à réclamer leur Royal Cheese sans cornichons ou leur Whopper sans sauce. Ils demanderont ensuite s’il y a des attractions touristiques dans la région, alors qu’il ne faut pas être devin pour se rendre compte que c’est juste une de ces petites bourgades de rien du tout avec trois feux rouges et des gamins qui n’ont qu’une hâte: se tirer dès la fin de leurs études au lycée du coin.
Vous les remarquez à peine, exact ? Et pourquoi les remarqueriez-vous ? C’est juste des camping-caristes, des retraités âgés accompagnés de quelques compatriotes plus jeunes qui vivent leur vie sans attaches sur les autoroutes et les grandes routes bleues d’Amérique, faisant halte dans des terrains de camping où ils s’assoient sur leurs chaises de jardin Wal-Mart et cuisinent sur leurs grils Hibachi en causant investissements, concours de pêche, recettes traditionnelles et Dieu sait quoi encore. Ce sont eux qui freinent dès qu’ils voient un marché à la brocante ou un vide-grenier et qui rangent leurs foutus dinosaures à touche-touche, moitié sur le bas-côté, moitié sur la chaussée, si bien que vous devez ralentir pour les dépasser quasiment au pas. Ils sont à l’opposé des clubs de motards que vous apercevez parfois sur ces mêmes autoroutes et itinéraires bleus: Mild Angels plutôt que Hells Angels.
Ils sont chiants comme la pluie quand ils débarquent en masse* sur une aire de repos pour prendre d’assaut les toilettes, mais quand leurs boyaux rétifs, abrutis par la route, se décident enfin à fonctionner et que votre tour sur le trône arrive, vous les reléguez dans un coin de votre mémoire, pas vrai ? Ils n’ont rien de plus remarquable qu’une volée d’oiseaux sur un fil électrique ou un troupeau de vaches paissant dans un champ en bordure de route. Oh ! vous pouvez brièvement vous demander comment ils ont les moyens de faire le plein de ces monstres assoiffés de gas-oil (ils ont forcément des revenus confortables et réguliers, sinon, comment pourraient-ils passer ainsi tout leur temps à vadrouiller ?) et vous pouvez aussi vous étonner que des gens aient envie de passer leurs années de retraite dorée à parcourir ces interminables routes américaines entre Pétaouchnok et Pouzzoule, mais à part ça, vous ne leur accordez probablement pas la moindre de vos pensées.