Выбрать главу

Rose veillerait au grain. Elle l’avait toujours fait.

« Entre », répondit-elle. Et Papa Skunk entra.

Quand il sortait pour affaires, il était toujours vêtu de chouettes costards et de coûteuses pompes cirées comme des miroirs. S’il se sentait d’humeur particulièrement rétro chic, il pouvait même se munir d’une canne à pommeau. Ce matin-là, il était attifé d’un pantalon flottant retenu par des bretelles, d’un débardeur imprimé d’un poisson (avec CARPE DIEM imprimé au-dessous) et d’une gapette plate d’ouvrier qu’il ôta en refermant la porte derrière lui. Skunk était l’amant occasionnel de Rose, et son commandant en second, mais il ne manquait jamais de lui témoigner du respect. C’était un des nombreux traits que Rose appréciait chez lui. Si elle venait à mourir, elle ne doutait pas que les Vrais pourraient poursuivre leur route sous sa conduite. Au moins pendant un temps. Mais tenir encore cent ans ? Ça, peut-être pas. Sans doute pas. Skunk était beau parleur et il se mettait en frais quand il avait à faire avec les pecnos, mais ses talents d’organisateur étaient rudimentaires et il n’avait pas de véritable vision.

Ce matin-là, il paraissait inquiet.

Assise sur son canapé, en corsaire et simple soutien-gorge blanc, Rose fumait une cigarette en regardant la troisième heure de Today sur sa grande télé encastrée. C’était l’heure « cool » où les invités étaient des chefs cuisiniers célèbres et des acteurs en tournée de promo pour leur dernier film. Elle portait son chapeau claque incliné en arrière sur la tête. Papa Skunk la connaissait depuis plus d’années que les pecnos ne vivaient, mais il ne savait toujours pas quelle magie faisait tenir le chapeau dans cette position défiant les lois de la gravité.

Rose brandit la télécommande et coupa le son. « Oh mais c’est Henry Rothman ! Et fringué avec un goût ! Même si je me doute que tu ne viens pas pour que je te goûte. Pas à dix heures moins le quart du matin et avec cette tête à faire peur. Qui est mort ? »

Elle avait dit ça en forme de boutade mais le froncement de sourcils soucieux qui barra le front de Skunk lui apprit que ça n’en était pas une. Elle éteignit la télé et prit son temps pour écraser sa cigarette, ne voulant pas lui laisser voir à quel point elle était contrariée. Naguère les Vrais avaient été forts d’une population de plus de deux cents membres. La veille, ils étaient encore quarante et un. Si elle avait correctement interprété la crispation du visage de Skunk, ils étaient un de moins aujourd’hui.

« Tommy le Taxi, dit-il. Il est parti dans son sommeil. Il a cyclé à vide une fois et crac. Il a pas souffert du tout. Ce qui est foutrement rare, comme tu sais.

— Teuch l’a vu ? » Pendant qu’il était encore là pour qu’on le voie, pensa-t-elle, mais elle se dispensa de l’ajouter — c’était inutile. Teuch, dont le permis de conduire pecno et ses diverses cartes de crédit pecnos mentionnaient Peter Wallis de Little Rock, Arkansas, était le toubib des Vrais.

« Non, ç’a été trop rapide. Mary Juana était avec lui. Tommy l’a réveillée en se débattant. Elle a cru qu’il faisait un cauchemar et elle lui a filé un coup de coude… sauf que son coude a rien rencontré, y avait déjà plus rien dans son pyjama. Il a dû faire une crise cardiaque. Il avait attrapé un gros rhume. Teuch pense que ç’a dû être un facteur aggravant. Et tu sais que cette andouille a toujours fumé comme un pompier.

— Nous ne faisons pas de crises cardiaques », répliqua Rose. Puis, avec réticence: « Nous n’attrapons pas non plus de rhumes. Il respirait vraiment avec difficulté ces derniers jours, hein ? Pauvre TT.

— Ouais, pauv’ vieux TT. Teuch dit qu’on peut être sûr de rien si on ne fait pas d’autopsie. »

Ce qui était impossible. Puisqu’il n’y avait plus trace de corps à découper.

« Comment le prend Mary ?

— D’après toi ? Elle est anéantie, putain. Ils sont ensemble depuis l’époque où Tommy le Taxi était encore Tommy le Fiacre. Près de quatre-vingt-dix ans. C’est elle qui s’est occupée de lui quand il a fait son Retournement. Elle qui lui a donné sa première vap’ au réveil le lendemain. Elle en est à dire qu’elle veut se suicider. »

Rose était rarement choquée, mais là, le coup porta. Jamais personne ne s’était suicidé chez les Vrais. Vivre était — si l’on peut dire — leur seule raison de vivre.

« Ça va sûrement lui passer, dit Papa Skunk. Quoique…

— Quoique quoi ?

— T’as raison quand tu dis que nous n’attrapons pas de rhumes, mais il se trouve qu’on en a vu un certain nombre récemment. Des petits rhumes de cerveau sans conséquence pour la plupart. Sauf que, d’après Teuch, ça pourrait être la malnutrition. C’est rien qu’une supposition, bien sûr. »

Pianotant du bout de ses doigts sur son sternum dénudé, fixant d’un regard vide le rectangle noir de sa télé, Rose réfléchissait. Finalement, elle dit: « D’accord, je reconnais que le ravitaillement a été un peu maigre ces derniers temps, mais on a pris de la vapeur dans le Delaware il y a tout juste un mois et le Tommy était en super forme. Ça l’a regonflé illico.

— Ouais, Rosie, mais… le môme du Delaware avait pas grand-chose, tu sais bien. Plus de pif que de vap’. »

Elle n’avait jamais pensé à ça comme ça, mais c’était vrai. Faut dire que le môme avait dix-neuf ans, d’après son permis de conduire. Ça faisait déjà longtemps qu’il n’avait plus le potentiel qu’il avait pu avoir autour de la puberté. Encore dix ans — voire cinq — et il n’aurait plus été qu’un pecno parmi les autres. Le repas avait laissé à désirer, message reçu. Mais on ne peut pas toujours avoir du steak. Quelquefois, faut savoir s’accommoder de germes de soja et de tofu. Ça permet au moins de survivre le temps d’abattre la prochaine vache.

Sauf que… tofu et germes de soja psychiques n’avaient pas aidé Tommy le Taxi à survivre, vrai ?

« On avait plus de bonne vap’ autrefois, fit Skunk.

— Sois pas con. On croirait entendre les pecnos dire qu’y a cinquante ans les gens étaient plus serviables. C’est un mythe, et je t’interdis de le propager. Tout le monde est assez nerveux comme ça.

— Tu me connais mieux que ça. Et je crois pas que ça soit un mythe, chérie. Si t’y réfléchis, ça se tient. Y a cinquante ans, on avait plus de tout : pétrole, bêtes sauvages, terre arable, air pur. On avait même quelques politiciens honnêtes.

— Oui ! s’exclama Rose. Richard Nixon, tu te souviens ? Le Prince des Pecnos ? »

Mais Papa n’allait pas enfourcher ce faux cheval de bataille. Il était peut-être un peu faible, question vision à long terme, mais il se laissait rarement distraire. C’est pour ça qu’il était son second. Et il tenait peut-être bien une vérité. Qui pouvait dire que le nombre d’humains capables de servir de ravitaillement aux Vrais n’était pas en baisse, exactement comme les bancs de thons dans le Pacifique ?

« Tu ferais bien d’ouvrir un de ces bocaux, Rosie. » Voyant ses yeux s’agrandir, il leva une main pour la devancer. « Personne le réclame à haute voix, mais toute la famille y pense. »

Rose n’en doutait pas et l’idée que Tommy soit mort de complications dues à la malnutrition avait un caractère horriblement plausible. Quand la vapeur venait à manquer, la vie devenait dure et perdait toute saveur. Ils n’étaient pas de ces vampires sortis des films d’horreur de la Hammer, mais ils avaient tout de même besoin de manger.