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« Et ça fait combien de temps qu’on a pas eu une septième vague ? » demanda Papa.

Rose connaissait la réponse aussi bien que lui. Les Vrais avaient des capacités de précognition limitées, mais lorsqu’une catastrophe vraiment importante menaçait de survenir chez les pecnos — une septième vague —, tous la sentaient venir. Les détails concernant l’attaque du World Trade Center n’avaient commencé à prendre forme pour eux que vers la fin de l’été 2001, mais ils savaient depuis des mois que quelque chose allait se produire à New York. Rose se souvenait encore de leur joie et de leur impatience. Elle imaginait que les pecnos affamés éprouvaient les mêmes sensations en reniflant le fumet d’un plat particulièrement goûteux mijotant en cuisine.

Il y avait eu à manger en pagaille pour tous ce jour-là et les jours d’après. Peut-être n’y avait-il eu que deux ou trois vraies tronches-à-vapeur dans le lot de tous ceux qui étaient morts dans l’effondrement des Tours, mais quand un désastre était d’assez grande envergure, même l’agonie et la mort violente des gens ordinaires étaient d’une qualité enrichissante. Ce qui expliquait que les Vrais étaient attirés vers ces endroits comme des insectes vers l’éclat d’une lampe. Il était nettement plus difficile en revanche de localiser des tronches-à-vapeur isolées parmi les pecnos, et aujourd’hui seuls trois des leurs étaient dotés de ce sonar spécialisé dans la tête: Grand-Pa Flop, Barry le Noiche et Rose elle-même.

Elle se leva, attrapa un haut à encolure bateau soigneusement plié sur le comptoir et l’enfila. Comme toujours, elle avait une allure du tonnerre, avec quelque chose d’un poil surnaturel (ces pommettes hautes et ces yeux légèrement bridés) mais de suprêmement sexy. Elle remit son chapeau sur sa tête et lui donna une petite tape pour la chance. « Combien il nous reste de cartouches, selon toi, Papa ? »

Il haussa les épaules. « Je dirais une douzaine ? Une quinzaine ?

— Dans ces eaux-là », acquiesça-t-elle. Mieux valait que tous ignorent la vérité, y compris son second. La dernière chose qu’elle souhaitait, c’était que le malaise actuel se transforme en panique incontrôlable. Quand les gens paniquent, ils se mettent à courir dans tous les sens. Si cela se produisait, le Nœud Vrai pouvait se désintégrer.

Pendant ce temps, Papa Skunk la dévisageait, avec attention. Avant qu’il ne puisse lire trop loin en elle, elle reprit: « Tu peux nous privatiser cet endroit pour ce soir ?

— Tu veux rire ? Vu le prix des carburants, le proprio peut à peine remplir la moitié de ses emplacements, même le week-end. Il va sauter sur l’occase.

— Alors, fais-le. On va prendre de la vapeur en boîte. Fais-le-leur savoir.

— Bonne décision. » Il l’embrassa, lui caressa un sein au passage. « C’est mon haut préféré. »

Elle rit et le repoussa. « Tous les hauts sont tes préférés pourvu qu’il y ait des nichons dedans. File. »

Mais il s’attarda, un sourire relevant le coin de ses lèvres. « La Petite Piquouse vient toujours renifler à ta porte, beauté ? »

Rose tendit la main et exerça une brève pression au-dessous de sa ceinture. « Oh, bigre. C’est l’os de ta jalousie que je viens de sentir là ?

— Ouais, disons que c’est ça. »

Elle en doutait, mais c’était néanmoins flatteur. « Elle est avec Sarey maintenant et elles sont parfaitement heureuses toutes les deux. Mais en parlant d’Andi, elle peut nous aider. Tu sais comment. Fais-leur savoir pour ce soir, mais parle-lui d’abord à elle. »

Après son départ, elle verrouilla la porte, passa dans la cabine du EarthCruiser et s’agenouilla. Entre le siège du conducteur et les pédales, elle passa les doigts sous la moquette et la souleva. Dessous apparut un carré de métal avec cadenas numérique intégré. Rose tapota la combinaison, et le couvercle du coffre-fort s’entrebâilla de quelques centimètres. Elle l’ouvrit grand et regarda à l’intérieur.

Douze ou quinze cartouches… C’était l’estimation de Skunk, et même si elle ne pouvait lire dans le cerveau des membres de la Tribu comme elle pouvait le faire dans celui des pecnos, Rose était sûre qu’il avait intentionnellement revu son estimation pour lui remonter le moral.

Si seulement il savait, songea-t-elle.

Le coffre-fort était doublé de polystyrène pour protéger les cartouches en cas d’accident de la route et comportait quarante niches. En ce doux matin de mai dans le Kentucky, trente-sept des cartouches logées dans ces compartiments étaient vides.

Rose prit l’une des trois pleines qui restaient et la tint devant elle. Elle était légère ; si vous l’aviez soulevée, vous auriez pu la croire vide, celle-là aussi. Rose retira le capuchon, examina la valve en dessous pour s’assurer que le joint était intact, puis elle referma le coffre-fort et déposa délicatement — presque cérémonieusement — la cartouche sur le comptoir là où elle avait pris son haut.

Après ce soir, il n’en resterait plus que deux.

Il faudrait qu’ils trouvent de la bonne grosse vapeur pour reremplir quelques-unes de ces cartouches vides, et il faudrait qu’ils en trouvent vite. Les Vrais n’étaient pas au pied du mur, pas encore, mais ils s’en rapprochaient.

3

Le propriétaire du Kozy Kampground et sa femme avaient leur propre caravane installée à demeure sur des blocs de béton peints, tout au bout de l’allée menant à leur terrain depuis la route 12. Les averses d’avril avaient fait surgir une quantité de fleurs et le jardin de devant de Mr. et Mrs. Kozy en était rempli. Andrea Steiner, désormais connue sous le nom d’Andi la Piquouse, s’arrêta un moment pour admirer les tulipes et les pensées avant de gravir les trois marches de la grosse caravane Redman et de frapper à la porte.

Mr. Kozy finit par se décider à ouvrir. C’était un petit type à grosse bedaine présentement sanglée dans un maillot de corps à bretelles rouge vif. Dans une main, il tenait une canette de Pabst Blue Ribbon. Dans l’autre, une saucisse rôtie engluée de moutarde roulée dans une tranche de pain de mie blanc spongieux. Comme sa femme était dans la pièce d’à côté, il prit le temps de se livrer à un inventaire visuel des attraits de la jeune personne qui se tenait devant lui, sans rien omettre, de la queue de cheval aux chaussures de tennis.

« Oueye ? »

S’il y avait quelques autres membres de la Tribu dotés de talents d’hypnotiseur, Andi était de loin la meilleure et son Retournement s’était avéré un bénéfice énorme pour les Vrais. Elle utilisait encore occasionnellement sa compétence pour subtiliser de l’argent liquide dans le portefeuille de certains des vieux pecnos de sexe masculin qui avaient le tort d’être attirés par elle. Rose trouvait ça risqué et puéril, mais savait d’expérience qu’avec le temps, ce qu’Andi appelait ses pulsions finirait par s’atténuer. Pour les Vrais, la seule pulsion qui vaille était la survie.

« J’avais juste une petite question, fit Andi.

— Si ça concerne les toilettes, ma jolie, l’aspirateur de caca passera pas avant jeudi.

— Non, c’est pas pour ça.

— Alors, quoi ?

— Vous n’êtes pas fatigué ? Vous n’avez pas envie de dormir ? »

Mr. Kozy ferma aussitôt les yeux. Échappant à ses mains, bière et saucisse dégueulassèrent la moquette. Bah, songea Andi, le Skunk lui a largué douze cents tickets. Mr. Kozy peut bien se payer une bouteille de nettoyant pour moquette. Même deux.

Andi le prit par le bras et le conduisit dans le salon où se trouvaient une paire de fauteuils Kozy recouverts de chintz et équipés de plateaux-télé intégrés.