« Assieds-toi », dit-elle.
Les yeux toujours fermés, Mr. Kozy s’assit.
« T’aimes bien fricoter avec les petites filles ? lui demanda Andi. Tu le ferais bien si tu pouvais, hein ? Si tu pouvais courir assez vite pour les attraper, pour commencer. » Elle le détaillait, mains sur les hanches. « T’es dégoûtant. Tu peux dire ça ?
— Je suis dégoûtant », convint Mr. Kozy. Puis il se mit à ronfler.
Mrs. Kozy s’amena de la cuisine. Elle grignotait un sandwich glacé. « Ben, vous alors, qu’est-ce que vous faites là ? Qu’est-ce que vous lui racontez ? Qu’est-ce que vous voulez ?
— Que vous dormiez », lui dit Andi.
Mrs. Kozy en laissa tomber son sandwich. Puis ses genoux fléchirent et elle s’assit dessus.
« Ah, merde, fit Andi. J’ai pas dit là. Lève-toi. »
Mrs. Kozy se leva, le sandwich aplati collé dans le bas de sa robe. Andi la Piquouse passa le bras autour de la taille mastoc de la femme et la conduisit à l’autre fauteuil Kozy où elle la déposa après avoir prestement décollé de son postérieur le sandwich en train de fondre. Bientôt, tous deux furent assis côte à côte, les yeux fermés.
« Vous allez dormir toute la nuit, leur enjoignit Andi. Monsieur pourra rêver qu’il pourchasse des petites filles. Toi, la Madame, tu peux rêver qu’il est mort d’une crise cardiaque et t’a laissé un million de dollars d’assurance-vie. Contents ? Bon plan ? »
Elle alluma la télé et monta le volume. Une femme dotée d’une paire d’airbags monstrueux donnait l’accolade à Pat Sajak[12]. Elle venait de résoudre l’énigme SE REPOSER SUR SES LAURIERS. Andi prit quelques secondes pour admirer ces mammouths mammaires avant de se retourner vers les Kozy.
« Quand le journal de vingt-trois heures sera fini, vous pourrez éteindre la télé et aller vous coucher. À votre réveil demain matin, vous n’aurez aucun souvenir de ma présence ici. Des questions ? »
Ils n’en avaient aucune. Andi les laissa là et se hâta de retourner aux camping-cars. Elle avait faim, ça faisait des semaines qu’elle avait faim, et, ce soir, il y aurait à manger pour tout le monde. Quant à demain… C’était le boulot de Rose de s’en inquiéter, et pour ce qui la concernait, Andi la Piquouse le lui laissait volontiers.
À vingt heures, la nuit était tombée. À vingt et une heures, les Vrais se rassemblèrent sur l’aire de pique-nique du Kozy Kampground. Rose Claque arriva la dernière, la cartouche entre les mains. À son approche, un petit murmure avide s’éleva. Rose savait ce qu’ils éprouvaient. Elle-même était bigrement affamée.
Elle grimpa sur l’une des tables de pique-nique scarifiées d’initiales et les regarda tous un à un. « Nous sommes le Nœud Vrai.
— Nous sommes le Nœud Vrai », répétèrent-ils. Leurs visages étaient solennels, leurs yeux fiévreux et avides. « Ce qui a été noué ne peut plus être dénoué.
— Nous sommes le Nœud Vrai qui persiste.
— Nous persistons.
— Nous sommes les élus. Nous sommes les fortunés.
— Nous sommes élus et fortunés.
— Ils sont les faiseurs, nous sommes les preneurs.
— Nous prenons ce qu’ils font.
— Prenez et profitez.
— Nous profiterons. »
Il était une fois, dans la dernière décennie du XXe siècle en Amérique, un petit garçon appelé Richard Gaylesworthy. Il vivait à Enid, Oklahoma. Je jurerais que cet enfant sait lire dans mon esprit, disait parfois sa mère. Les gens souriaient en l’entendant dire ça, mais elle ne plaisantait pas. Et peut-être savait-il lire ailleurs que dans son esprit. Car Richard obtenait des A à ses devoirs scolaires sans même avoir étudié. Il savait quand son père allait rentrer à la maison de bonne humeur et quand il allait rentrer de mauvais poil à cause d’un truc qui l’avait contrarié au magasin de fournitures de plomberie dont il était propriétaire. Une fois, jurant qu’il connaissait les numéros gagnants, Richard avait supplié sa mère de jouer au Loto. Mrs. Gaylesworthy avait refusé — ils étaient de bons croyants baptistes — mais plus tard, elle s’en était mordu les doigts. Sur les six numéros que Richard avait notés sur l’aide-mémoire de la cuisine, cinq étaient sortis. Leurs convictions religieuses leur avaient coûté soixante-dix mille dollars. Mrs. Gaylesworthy avait supplié son fils de n’en rien dire à son père, et Richard avait promis. C’était un bon garçon, un garçon adorable.
Deux mois après le gain raté au Loto, Mrs. Gaylesworthy était abattue d’une balle dans sa cuisine et le bon garçon adorable disparaissait. Son corps était depuis longtemps décomposé sous la terre en friche d’une ferme abandonnée, mais lorsque Rose Claque ouvrit la valve de la cartouche d’acier, son essence — sa vapeur — s’échappa sous la forme d’un nuage de brume blanche scintillante. Le nuage s’éleva à une hauteur d’environ soixante centimètres au-dessus du récipient qui l’avait contenu et se répandit en une nappe horizontale. Le visage empli d’attente, les Vrais levèrent les yeux. Presque tous tremblaient. Certains même pleuraient.
« Mangez et persistez », dit Rose. Et elle éleva les deux mains jusqu’à ce que ses doigts écartés viennent effleurer la nappe de brume argentée, l’invitant à se poser. Aussitôt, la brume se mit à descendre, s’arrondissant en forme de parapluie à mesure qu’elle s’abaissait vers ceux qui l’attendaient. Lorsque leurs têtes furent enveloppées de brume blanche, ils commencèrent à inhaler profondément. La séance dura environ cinq minutes durant lesquelles plusieurs d’entre eux se mirent en hyperventilation et s’évanouirent sur le sol.
Rose sentit son propre corps se dilater et son esprit s’aiguiser. Toutes les odeurs parfumées de cette nuit printanière se manifestèrent. Elle sut que les ridules sur le pourtour de ses yeux et de sa bouche étaient en train de disparaître. Les fils blancs dans ses cheveux redevenaient noirs. Plus tard dans la soirée, Papa Skunk monterait le marchepied de sa caravane et la rejoindrait dans son lit, où ils flamberaient comme des torches.
Ils inhalèrent le petit Richard Gaysleworthy jusqu’à ce qu’il ait disparu — vraiment et réellement disparu. La brume blanche s’amincit et se dissipa. Ceux qui s’étaient évanouis se redressèrent et se regardèrent en souriant. Grand-Pa Flop empoigna Petty la Noiche, la femme de Barry, et dansa une agile petite gigue avec elle.
« Lâche-moi, vieille bourrique ! » glapit-elle. Mais elle riait.
Andi la Piquouse et Sarey la Muette s’embrassaient à pleine bouche. Andi plongeait les mains dans la chevelure couleur brûlé de Sarey.
Rose sauta de la table de pique-nique et se tourna vers Papa Skunk. Il forma un cercle à l’aide de son pouce et de son index en lui souriant de toutes ses dents.
Tout baigne, disait ce sourire. Et tout baignait, en vérité. Pour le moment. Car en dépit de son euphorie, Rose songeait à la réserve de cartouches dans son coffre-fort. Ce soir-là, il y avait trente-huit compartiments vides au lieu de trente-sept. Le dos des Vrais se rapprochait un peu plus du mur.
Ils reformèrent leur convoi le lendemain à la première heure. Tête à cul, leurs quatorze véhicules prirent la route 12, direction l’Interstate 64 sur le ruban de laquelle ils se disperseraient afin de ne pas trop attirer l’attention sur eux. Ils resteraient en contact radio, au cas où un incident surviendrait.
Ou si une opportunité se présentait.
Ernie et Maureen Salkowicz, requinqués par une merveilleuse nuit de sommeil, convinrent que ce groupe de camping-caristes était sans doute le meilleur qu’ils aient jamais eus. Non seulement ils avaient payé cash et laissé leurs emplacements propres comme des sous neufs, mais quelqu’un avait trouvé le moyen de déposer un pudding aux pommes sur le marchepied de leur caravane avec un délicieux petit mot de remerciement par-dessus. Avec un peu de chance, se disaient les Salkowicz en dégustant leur pudding au petit déjeuner, ils reviendraient l’an prochain.