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« Ah, te voilà, dit Barry.

— Qui êtes-vous ?

— Un ami. Grimpe. J’te ramène à la maison.

— Ah, volontiers », dit Brad. Patraque comme il était, il n’allait pas refuser. Il se gratta la plaque rouge qu’il avait au bras. « Vous êtes Barry Smith. Vous êtes un ami. Je monte et vous me ramenez à la maison. »

Il grimpa dans le camping-car. La portière se ferma. Le WanderKing démarra.

Le lendemain, tout le comté serait mobilisé pour rechercher le meilleur batteur de l’équipe d’Adair All-Star. Un porte-parole de la police d’État demanda aux habitants de signaler tout véhicule suspect, voiture, fourgon ou utilitaire. Il y eut beaucoup de signalements, mais qui n’aboutirent à rien. Et les trois gros cubes qui transportaient les rabatteurs avaient beau être beaucoup plus gros que la normale (celui de Rose Claque était vraiment un engin gigantesque), personne ne les signala. C’étaient des camping-caristes, après tout, et on les voyait voyager partout. Brad, lui, avait juste… disparu.

Comme des milliers d’autres enfants infortunés, il avait été avalé par l’Amérique.

9

Ils l’emmenèrent vers le nord, dans une usine d’éthanol abandonnée située à des kilomètres de la ferme la plus proche. Papa Skunk débarqua le gosse du EarthCruiser de Rose et le déposa délicatement sur le sol. Brad était ligoté avec de l’adhésif de chantier et il pleurait. Lorsque le Nœud Vrai se rassembla autour de lui (telle une assemblée en deuil autour d’une tombe), il leur dit: « S’il vous plaît, ramenez-moi à la maison. Je dirai rien. »

Rose posa un genou à terre près de lui et soupira: « Je le ferais si je pouvais, bonhomme, mais je peux pas. »

Les yeux de Brad trouvèrent Barry. « Vous avez dit que vous étiez un gentil ! Je vous ai entendu le dire ! Vous l’avez dit !

— Désolé, mon pote. » Barry n’avait pas l’air désolé. Il avait l’air affamé. « On n’a rien contre toi. »

Brad reporta son regard sur Rose. « Vous allez me faire mal ? S’il vous plaît, ne me faites pas mal. »

Bien sûr qu’ils allaient lui faire mal. C’était regrettable, mais la douleur purifiait la vapeur, et il fallait bien que les Vrais mangent. Les homards aussi souffrent quand on les plonge dans l’eau bouillante et ça n’empêchait pas les pecnos de le faire. La bouffe, c’est la bouffe, et la survie, c’est la survie.

Rose mit ses mains derrière son dos. Dans l’une, Grande G plaça un couteau. Sa lame était courte et effilée. Rose sourit à l’enfant et lui dit: « Le moins possible. »

L’enfant résista longtemps. Il hurla jusqu’à ce que ses cordes vocales se rompent puis ses cris se changèrent en aboiements rauques. À un moment, Rose s’interrompit et regarda autour d’elle. Ses longues mains fortes étaient des gants rouges de sang.

« Un problème ? demanda Skunk.

— On en parlera plus tard », dit Rose. Et elle se remit au travail. La lumière d’une douzaine de lampes torches avait transformé ce bout de terre derrière l’usine en bloc opératoire improvisé.

Brad Trevor chuchota: « S’il vous plaît, tuez-moi. »

Rose Claque lui adressa un sourire encourageant. « Bientôt. »

Mais c’était faux.

Les aboiements rauques s’élevèrent encore et se changèrent finalement en vapeur.

À l’aube, ils enterrèrent le corps de l’enfant. Et ils reprirent la route.

CHAPITRE 6

DRÔLE DE RADIO

1

Ça ne s’était plus produit depuis au moins trois ans, mais il y a certaines choses qu’on n’oublie pas. Comme d’entendre hurler son enfant en pleine nuit… David étant parti à Boston pour un colloque de deux jours, Lucy était seule à la maison mais elle savait que si son mari avait été là, il l’aurait prise de vitesse pour courir vers la chambre d’Abra. Lui non plus n’avait pas oublié.

Leur fille était assise dans son lit, le visage blême, les cheveux embroussaillés par le sommeil dressés sur la tête, les yeux exorbités fixant le vide. Le drap — qui suffisait à la couvrir par les nuits chaudes d’été — était tout défait et ramené en boule autour d’elle en un cocon grotesque.

Lucy s’assit à côté d’elle et passa un bras autour de ses épaules. Elle eut l’impression d’étreindre de la pierre. C’était le moment le plus pénible, avant qu’Abra ne revienne complètement à elle. Être arrachée au sommeil par les hurlements de sa fille est déjà assez terrifiant, mais l’absence de réactions de l’enfant était encore pire. Entre cinq et sept ans, ses terreurs nocturnes avaient été assez courantes et Lucy vivait dans la frayeur qu’un jour ou l’autre son mental ne craque sous la pression. Abra continuerait à respirer, mais ses yeux resteraient à jamais fixés sur le monde invisible qu’elle seule voyait.

Ça n’arrivera pas, lui avait assuré David. Ce que John Dalton avait confirmé. Les enfants sont résistants. Si elle ne présente pas de séquelles persistantes immédiates, repli sur soi, isolement, comportement obsessionnel, énurésie…, tout sera certainement normal par la suite.

Mais il n’était pas normal qu’une enfant se réveille en hurlant après avoir fait d’affreux cauchemars. Il n’était pas normal qu’ensuite des accords de piano montent parfois du salon, ou que des robinets s’ouvrent tout seuls dans la salle de bains au fond du couloir, ou que l’ampoule grille au-dessus du lit d’Abra quand David ou elle appuyait sur l’interrupteur.

Et puis, son ami invisible était arrivé et ses cauchemars s’étaient espacés. Pour finalement s’arrêter. Jusqu’à cette nuit-là. Mais ce n’était plus tout à fait la nuit ; Lucy vit avec soulagement que les premières lueurs de l’aube blanchissaient l’horizon.

« Abby ? C’est maman. Parle-moi. »

Pendant cinq ou six secondes, rien ne se passa. Puis, enfin, la statue que Lucy tenait dans les bras se détendit et redevint une petite fille. Abra prit une longue inspiration frissonnante.

« J’ai refait un cauchemar. Comme ceux d’avant.

— Je crois que j’avais deviné, ma chérie. »

Généralement, Abra ne se souvenait que de bribes. Quelquefois, c’étaient des gens qui se hurlaient au visage ou se battaient à coups de poing. Il a renversé la table en la poursuivant, racontait-elle. Une fois, elle avait rêvé d’une poupée borgne gisant au milieu de la route. Une autre fois, elle n’avait que quatre ans, elle leur avait raconté qu’elle avait vu des gens-fantômes rouler dans le Helen Rivington, une attraction touristique populaire à Frazier. Le petit train faisait un circuit au départ de Teenytown jusqu’à Cloud Gap et retour. Je les voyais bien parce que c’était la pleine lune, avait raconté Abra à ses parents cette fois-là. Assis chacun d’un côté du lit, Lucy et David la tenaient enlacée. Lucy se souvenait encore du contact moite de sa veste de pyjama trempée de sueur. Je savais que c’étaient des gens-fantômes parce qu’ils avaient des figures comme des vieilles pommes transparentes et la lune brillait à travers.

Le lendemain après-midi, Abra courait, jouait et riait de nouveau avec ses petits camarades, mais cette image était restée gravée dans l’esprit de Lucy: des morts aux visages comme des vieilles pommes transparentes roulant dans le petit train à travers bois. Elle avait demandé à Chetta si par hasard elle avait déjà emmené Abra faire un tour en train lors d’une de leurs sorties « entre filles ». Chetta avait dit que non. Elles étaient allées à Teenytown, mais le train était en réparation ce jour-là, alors elles avaient fait un tour de manège à la place.