Abra, maintenant, regardait sa mère dans les yeux. Elle lui demanda: « Quand rentre papa ?
— Après-demain. Il a dit qu’il serait là pour déjeuner.
— C’est trop tard », dit Abra. Une larme jaillit du coin de son œil, roula le long de sa joue et s’écrasa sur sa veste de pyjama.
« Trop tard pour quoi ? De quoi te souviens-tu, Abba-Doo ?
— Ils ont fait mal au p’tit gars. »
Lucy n’avait pas envie de s’engager sur cette pente-là, mais il lui sembla qu’elle le devait. Il y avait eu trop de corrélations entre certains des rêves antérieurs d’Abra et des choses qui s’étaient réellement passées. C’était David qui avait repéré la photo de la poupée borgne dans le Sun de North Conway, sous le titre OSSIPEE: TROIS MORTS DANS UNE COLLISION. C’était Lucy qui avait épluché les faits divers faisant état d’arrestations pour violences conjugales dans les jours qui avaient suivi deux des rêves d’Abra sur des gens qui se criaient dessus et qui se tapaient. Même John Dalton avait admis qu’Abra interceptait peut-être des transmissions sur ce qu’il appelait « la drôle de radio dans sa tête ».
Lucy se décida et lui dit: « Quel petit gars ? Tu sais s’il vit près d’ici ? »
Abra secoua la tête. « Non, très loin. Je me souviens pas. » Puis elle s’illumina. La vitesse avec laquelle elle récupérait de ses absences était pour Lucy tout aussi surnaturelle que les absences elles-mêmes. « Mais je crois que je l’ai dit à Tony ! Peut-être qu’il va le dire à son papa à lui. »
Tony, son ami invisible. Cela faisait quelques années qu’elle n’avait plus parlé de lui et Lucy espéra qu’il ne s’agissait pas d’une sorte de régression. Dix ans, c’est un peu grand pour avoir des amis invisibles.
« Peut-être que le papa de Tony pourra les arrêter. » Puis le visage d’Abra s’assombrit. « Mais je crois que c’est trop tard.
– Ça faisait un petit moment que Tony n’était plus venu, non ? » Lucy se leva et secoua le drap défait. Abra pouffa de rire quand il se posa en flottant sur son visage. Le plus beau son du monde, de l’avis de Lucy. Un son sain. Et la chambre s’éclaircissait de minute en minute. Bientôt, les premiers oiseaux commenceraient à chanter.
« Maman, ça chatouille !
— Les mamans adorent faire des chatouilles. Ça fait partie de leur charme. Mais parle-moi de Tony…
— Il m’a dit qu’il viendrait chaque fois que j’aurais besoin de lui », dit Abra en se blottissant sous son drap. Elle tapota le matelas, se poussa pour faire une place à sa mère sur son oreiller et Lucy s’allongea près d’elle. « C’était un mauvais rêve et j’avais besoin de lui. Je crois qu’il est venu, mais je me souviens plus bien. Son papa travaille dans un gros spitz. »
Voilà qui était nouveau. « Tu veux parler d’un élevage de chiens ?
— Mais non, bêtate, c’est pour les gens qui vont mourir. » Abra avait pris un ton indulgent, presque docte, mais Lucy sentit un frisson lui remonter l’échine.
« Quand les gens deviennent trop malades et qu’ils vont plus jamais aller bien, Tony m’a dit qu’ils vont dans le gros spitz et son papa essaye de les aider. Le papa de Tony n’a pas de chien mais il a un chat avec un nom presque comme le mien. Moi, je m’appelle Abra et son chat s’appelle Azzie. C’est drôle, tu trouves pas ? Je veux dire drôle… rigolo.
— Oui. C’est drôle et c’est rigolo. »
John et David s’accorderaient sans doute pour dire que vu la similarité entre les deux noms, cette histoire de chat était la fabulation d’une petite fille très intelligente de dix ans. Mais ils ne le croiraient qu’à moitié, et Lucy n’y croyait pas du tout. Combien d’enfants de dix ans savent ce qu’est un hospice, même s’ils se trompent dans la prononciation ?
« Parle-moi du petit gars de ton rêve. » Maintenant qu’Abra était calme, cette conversation semblait moins risquée. « Dis-moi qui lui a fait du mal, Abba-Doo.
— Je m’en souviens pas, rien que de Barney, il pensait que c’était son ami. Ou peut-être que c’était Barry. Maman, je peux avoir Pippo mon lapin merveilleux ? »
Elle parlait de son lapin en peluche, désormais en exil, les oreilles tombantes, en haut de la plus haute étagère de sa chambre. Abra n’avait plus dormi avec lui depuis au moins deux ans. Lucy attrapa l’animal magique et le glissa dans les bras de sa fille. Abra le serra fort contre sa veste de pyjama rose et s’endormit presque aussitôt. Avec un peu de chance, elle dormirait encore une heure ou deux. Lucy s’assit près d’elle et la regarda.
Pourvu que tout cela s’arrête définitivement dans quelques années, comme John l’a promis. Ou mieux, que ça s’arrête aujourd’hui, ce matin, tout de suite. Que ce soit fini. Fini les recherches fiévreuses pour savoir si un petit garçon a été assassiné par son beau-père ou battu à mort par des brutes épaisses qui avaient sniffé de la colle. Faites que ça cesse.
« Dieu, dit-elle d’une voix très basse, si tu es là, Tu veux bien faire quelque chose pour moi ? Tu veux bien casser la radio dans la tête de ma petite fille ? »
Lorsque les Vrais reprirent l’I-80 en direction de l’ouest et de la contrée montagneuse du Colorado où ils passeraient l’été (à moins bien sûr que ne se présente en cours de route l’occasion de faire provision de bonne grosse vapeur), Papa Skunk occupait le siège du passager dans l’EarthCruiser de Rose. C’était Jimmy Zéro, le magicien comptable de la Tribu, qui conduisait le Country Coach Affinity de Skunk. La radio satellitaire de Rose était réglée sur Outlaw Country et Hank Junior chantait Whiskey Bent and Hellbound. C’était une bonne chanson et Skunk l’écouta jusqu’à la fin avant d’éteindre la radio.
« T’as dit qu’on parlerait plus tard. On est plus tard. Y s’est passé quoi là-bas ?
— On avait un intrus », dit Rose.
Skunk haussa les sourcils. « Ah oui ? »
Il avait aspiré autant de vapeur du môme Trevor que possible mais il ne paraissait pas rajeuni pour autant. Ça ne se voyait jamais, chez lui, quand il mangeait. D’un autre côté, il ne paraissait pas vieillir non plus entre deux repas, sauf si un intervalle très long les séparait. Rose trouvait que, l’un dans l’autre, il s’en tirait bien. Probablement un truc dans ses gènes. À condition qu’il ait encore des gènes. Teuch disait que oui, ils devaient certainement tous en avoir encore. « Une tronche-à-vapeur, tu veux dire. »
Rose hocha la tête. Devant eux, le ruban de l’I-80 se déroulait sous un ciel bleu jean délavé parcouru de bancs de cumulus mouvants.
« Super vap’ ?
— Ah, ouais. Surpuissante.
– À quelle distance ?
— Côte Est. Je crois.
— T’es en train de me dire que quelqu’un nous a observés de… quoi ? plus de deux mille kilomètres de distance ?
— Peut-être même plus que ça. Même carrément tout là-haut depuis le Canada.
— Garçon ou fille ?
— Sans doute une fille, mais j’ai pas eu beaucoup plus qu’un éclair. Trois secondes à tout péter. Ça a une importance ? »
Non, ça n’en avait pas. « Combien de cartouches tu penses pouvoir remplir avec une môme qu’a autant de vapeur dans la chaudière ?
— Difficile à dire. Trois, au moins. » Cette fois-ci, c’était Rose qui sous-évaluait. Elle soupçonnait que l’intruse pourrait bien remplir dix cartouches, voire douze. Sa présence avait été brève, mais musclée. L’intruse avait vu ce qu’ils faisaient et l’horreur qu’elle avait ressentie (si c’était bien une fille) avait été suffisamment violente pour figer les mains de Rose et l’emplir d’une répugnance momentanée. Une répugnance qui n’était pas son propre sentiment — étriper un pecno n’était pas plus répugnant qu’étriper un cerf — mais une sorte de ricochet psychique.