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En traversant la pelouse pour rejoindre Cranmore Avenue, Dan repéra Fred Carling assis sur un banc à l’ombre du passage couvert reliant le bâtiment principal à Rivington 2. L’aide-soignant qui avait un jour marqué de ses empreintes le pauvre Charlie Hayes travaillait toujours de nuit, il était toujours aussi feignant et mal embouché, mais du moins avait-il appris à éviter Docteur Sleep. Dan ne demandait rien d’autre.

Carling, qui n’allait pas tarder à prendre son service, dévorait un Big Mac, un sac graisseux de chez McDonald’s sur les genoux. Le regard des deux hommes se croisa. Aucun ne salua l’autre. Pour Dan, Carling était comme un peigne-cul et un tire-au-flanc sadique et pour Carling, Dan était un emmerdeur qui se prenait pour un petit saint, donc ils étaient quittes. Du moment qu’ils restaient à distance l’un de l’autre, tout allait bien.

Dan se munit des deux cafés (celui de Billy avec quatre sucres, comme il l’aimait) et traversa l’avenue en direction du jardin public encore très fréquenté dans la lumière dorée du soir. Des frisbees volaient. Des mamans et des papas poussaient des gamins sur les balançoires ou les rattrapaient à leur arrivée au bas des toboggans. Une partie était en cours sur le terrain de soft-balclass="underline" les gosses de la YMCA de Frazier contre une équipe à maillots orange marqués CENTRE DE LOISIRS D’ANNISTON. À la gare de Teenytown, perché sur un tabouret, Billy polissait les chromes du Riv. Une impression de quiétude se dégageait de tout cela. Une impression d’être chez soi.

Et si ce n’est qu’une impression, songea Dan, c’est ce qui, de ma vie, s’est pour moi le plus rapproché d’un chez-soi. Il ne me manque plus qu’une petite femme nommée Sally, un petit gosse nommé Pete et un petit chien nommé Rover.

Souriant, il se dirigea vers la version miniature de Cranmore Avenue et gagna l’ombre du dépôt ferroviaire de Teenytown. « Ohé, Billy, je t’ai apporté ton sirop de café comme t’aimes ! »

Au son de sa voix, le premier habitant de Frazier à avoir eu un mot d’amitié pour Dan se retourna. « Toi, t’es un vrai copain ! J’étais juste en train de me dire… Oh, zut alors ! »

Le plateau en carton avait échappé aux mains de Danny. Il sentit la chaleur du café se répandre sur ses tennis, mais cette sensation avait quelque chose de lointain, d’insignifiant.

Il y avait des mouches sur le visage de Billy Freeman.

7

Le lendemain matin, il était toujours hors de question pour Billy d’aller voir Casey Kingsley, hors de question de prendre un jour de congé, et absolument hors de question d’aller consulter un médecin. Il persistait à dire à Danny qu’il allait impec, au poil, absolument nickel-chrome. Il n’avait même pas chopé le rhume des foins qu’il attrapait toujours en juin ou juillet.

Dan, lui, n’avait pratiquement pas dormi de la nuit et il n’était pas question pour lui de s’entendre dire non. Il aurait pu l’accepter s’il avait eu la conviction qu’il était trop tard, mais il ne le pensait pas. Il avait déjà vu des mouches auparavant et savait apprécier leur signification. Quand elles grouillaient en essaim — assez nombreuses pour obscurcir les traits d’un visage derrière un voile d’obscènes corps fourmillants —, on savait qu’il n’y avait plus d’espoir. Une poignée signifiait que quelque chose pouvait être tenté. À peine quelques-unes, qu’on avait encore du temps. Il n’en avait vu que trois ou quatre sur le visage de Billy.

Il n’en voyait jamais sur le visage des mourants à l’hospice.

Dan se rappelait être allé voir sa mère neuf mois avant sa mort, un jour où elle aussi avait prétendu qu’elle allait impec, au poil, absolument nickel-chrome. Qu’est-ce que tu regardes, Danny ? avait demandé Wendy Torrance à son fils. J’ai quelque chose sur le nez ? Quand elle s’était frotté comiquement le bout du nez, ses doigts étaient passés à travers la centaine de mouches de la mort qui, telle la coiffe d’un nouveau-né, voilaient son visage du menton à la racine de ses cheveux.

8

Casey avait l’habitude de jouer les médiateurs. Enclin à l’ironie, il aimait dire aux gens que c’était ce talent qui lui valait son énorme salaire annuel à six chiffres.

Il commença par écouter Dan. Puis il écouta Billy se récrier qu’il ne pouvait pas s’absenter maintenant, au pic de la saison touristique, alors que des gens faisaient la queue dès huit heures du matin pour le premier départ du Riv. Et puis, quel médecin accepterait de le recevoir au pied levé, sans rendez-vous ? C’était le pic de la saison pour eux aussi.

« De quand date ton dernier bilan ? » lui demanda Casey lorsque Billy fut à bout d’arguments. Dan et Billy se tenaient debout devant son bureau. Renversé en arrière dans son fauteuil de direction, la tête appuyée comme à son habitude sous la croix fixée au mur derrière lui, Casey les considérait, les doigts entrelacés sur son ventre.

Billy avait l’air sur la défensive. « Je dirais… 2006. RAS, Case. Le toubib m’a dit que j’avais une meilleure tension que lui. »

Les yeux de Casey se reportèrent sur Dan. Ils exprimaient la spéculation et la curiosité, mais pas la moindre incrédulité. Dans leurs interactions avec le monde extérieur, les AA la mettaient généralement en veilleuse, mais au sein des groupes, ça causait — et parfois cancanait — assez librement. Casey savait donc que le talent dont usait Dan Torrance pour aider les mourants à s’en aller paisiblement n’était pas son seul talent. D’après la rumeur, Dan T. était aussi sujet de temps en temps à certaines intuitions et visions. Du genre qui ne s’expliquent pas vraiment.

« T’es bien avec Johnny Dalton, dis ? lui demanda-t-il. Le pédiatre ?

— Oui. Je le vois surtout aux réunions du jeudi, à North Conway.

— T’as son numéro ?

— Oui, il se trouve que je l’ai. » Dan avait toute une liste de contacts AA au dos du petit calepin que Casey lui avait donné et qu’il gardait toujours sur lui.

« Appelle-le. Dis-lui que c’est important, que notre apache ici doit voir quelqu’un tout de suite. J’imagine que tu ne sais pas quel genre de spécialiste il a besoin de voir, ou si ? Y a de fortes chances que ça soit pas un pédiatre, à son âge.

— Casey…, commença Billy.

— Silence », lui intima Casey. Et il retourna à Dan: « Je crois que tu le sais, nom de Dieu. C’est ses poumons ? Vu ce qu’il fume, ça serait le plus plausible. »

Dan décida qu’il était allé trop loin pour se débiner, à présent. Il soupira et dit: « Non, je crois qu’il a quelque chose au niveau de l’estomac.

– À part une petite indigestion, mon ventre se porte…

— Silence, j’ai dit. » Puis, s’adressant à Dan: « Un spécialiste de l’appareil digestif, alors. Dis à Johnny D. que c’est urgent. » Il hésita. « Est-ce qu’il te croira ? »

C’était une question que Dan était content d’entendre. Depuis qu’il vivait dans le New Hampshire, il avait aidé plusieurs camarades AA et, bien qu’il leur eût demandé à tous la plus parfaite discrétion, il savait très bien que certains d’entre eux avaient parlé et continuaient à le faire. Il était heureux d’apprendre que John Dalton n’était pas l’un d’eux.