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Dix ans. Dix bonnes années, et dans les dix minutes il pouvait les envoyer balader. Ça serait vraiment pas compliqué. D’une simplicité enfantine.

Nous avons tous touché le fond. Un jour ou l’autre, il va falloir que tu dises à quelqu’un comment toi tu l’as touché. Si tu ne le fais pas, un de ces quatre matins, tu vas te retrouver dans un bar avec un verre à la main.

Et je peux te dire merci, Casey, songea-t-il froidement. Pour m’avoir mis cette idée dans la tête l’autre jour quand on prenait un café au Sunspot.

Une flèche rouge clignotait au-dessus de la porte et le néon disait BOCK DE MILLER LITE 2 $ AVANT 21 HEURES ENTREZ.

Dan claqua la portière, rouvrit son téléphone et appela John Dalton.

« Ton pote va bien ? lui demanda John.

— Bien bordé et au chaud, prêt à passer sur le billard demain matin à sept heures. John, j’ai envie de boire.

— Oh, nooon ! s’écria John d’une voix de fausset tremblotante. Pas d’alcoooool  ! »

Et juste comme ça, son envie lui passa. Dan se mit à rire. « Merci, j’avais besoin de ça. Mais si jamais tu me refais le coup de la voix de Michael Jackson, je te préviens que je re-bois  !

— Tu devrais m’entendre chanter Billie Jean. Je suis une bête au karaoké. Je peux te poser une question ?

— Ouais, vas-y. » À travers le pare-brise, Dan voyait les clients du Cow-Boy Boot entrer et sortir, y trouvant certainement de la pâture.

« Ce truc… que tu as, est-ce que l’alcool le… je sais pas, moi… l’éteignait ?

— L’atténuait, ouais. Lui foutait un oreiller sur la gueule et le faisait se débattre pour respirer.

— Et maintenant ?

— Je suis comme Superman, j’utilise mes super-pouvoirs pour promouvoir la vérité, la justice et la voie de l’Amérique.

— Traduction: tu veux pas en parler.

— Exact, confirma Dan. Je veux pas en parler. Mais c’est mieux maintenant. Mieux que je ne l’aurais jamais imaginé. À l’adolescence… » Sa voix mourut. À l’adolescence, chaque jour était une lutte contre la folie. Les voix qu’il entendait dans sa tête le persécutaient ; et bien souvent ses visions étaient encore pires. Il avait promis à sa mère, et s’était promis à lui-même, qu’il ne boirait jamais comme son père, mais quand il avait fini par s’y mettre, en première année de lycée, le soulagement avait été tel que — dans un premier temps — il avait regretté de ne pas avoir commencé plus tôt. Les gueules de bois du matin étaient mille fois préférables aux cauchemars toutes les nuits. Le tout convergeant vers la question suivante: jusqu’à quel point était-il le fils de son père ? Et de combien de façons ?

« À l’adolescence, quoi ? relança John.

— Rien. Ça n’a pas d’importance. Écoute, je ferais mieux de bouger. Je suis garé sur le parking d’un bar.

— Ah oui ? fit John d’un ton intéressé. Quel bar ?

— Une boîte qui s’appelle Le Cow-Boy Boot. Deux dollars le bock avant vingt et une heures.

— Dan…

— Oui, John.

— Je connais cet endroit pour y avoir pas mal traîné en mon temps. Si tu comptes foutre ta vie en l’air, commence pas par là. Les nanas sont toutes des pouffes farcies de meth et les chiottes des mecs empestent le vieux slip moisi. Le Boot est réservé à ceux qui ont touché le fond. »

Encore cette expression.

« Nous avons tous touché le fond, dit Dan. N’est-ce pas ?

— Vire de là, Dan. » John avait un ton terriblement sérieux à présent. « N’attends pas une seconde de plus. Arrête de zoner dans ce coin. Et reste au téléphone avec moi jusqu’à ce que ce grand néon en forme de botte de cow-boy ait disparu dans ton rétroviseur. »

Dan redémarra, quitta le parking et reprit la route 11.

« Il s’éloigne, dit-il. Il s’éloigne… il s’ééééé… il a disparu. » Il ressentait un inexprimable soulagement. Et aussi un amer regret — combien de bocks à deux dollars aurait-il pu écluser avant vingt et une heures ?

« Dis, tu vas pas t’arrêter acheter un pack de six ou une bouteille de vin avant de rentrer à Frazier, tu me promets ?

— Je te promets. Je suis tiré d’affaire, maintenant.

— On se voit jeudi soir alors. Arrive tôt, c’est moi qui paie le café. Du Folger, ma réserve privée.

— J’y serai », dit Dan.

12

Lorsqu’il réintégra sa chambre de la tourelle et alluma la lumière, un nouveau message l’attendait sur le tableau:

J’ai passé une super journée !

Ton amie,

ABRA

« Ça me fait plaisir, ma puce, dit Dan. Je suis content pour toi. »

Brrzzzz. L’interphone. Il alla presser le bouton.

« Allô, docteur Sleep ? dit Loretta Ames. Il me semblait bien t’avoir vu rentrer. J’imagine que, en principe, c’est encore ton jour de congé, mais est-ce que tu pourrais descendre pour une visite de courtoisie ?

— Pour qui ? Mr. Cameron ou Mr. Murray ?

— Cameron. Azzie est avec lui, il y est entré juste après dîner. »

Ben Cameron logeait à Rivington 1. Premier étage. C’était un homme de quatre-vingt-trois ans, comptable à la retraite, qui souffrait d’une insuffisance cardiaque congestive. Un type adorable. Bon joueur de Scrabble et redoutable au go, c’était un stratège hors pair qui rendait fous ses adversaires.

« J’arrive tout de suite », dit Dan. Avant de sortir, il jeta un rapide coup d’œil en arrière au tableau noir. « Bonne nuit, ma puce », dit-il.

Il ne reçut plus de nouvelles d’Abra pendant deux ans.

Durant ces deux mêmes années, quelque chose couva dans le sang des Vrais. Un cadeau d’adieu de Bradley Trevor, alias le p’tit gars du base-ball.

DEUXIÈME PARTIE

LES DÉMONS VIDES

CHAPITRE 7

AVEZ-VOUS VU L' UN DE CES VISAGES ?

1

Par un matin d’août 2013, Concetta Reynolds se réveilla tôt dans son appartement en copropriété de Boston. Comme toujours, la première chose qu’elle vit fut qu’il n’y avait pas de petit chien lové dans le coin près de la commode. Betty était morte depuis des années mais Chetta ressentait encore son absence. Elle enfila sa robe de chambre et se dirigea vers la cuisine pour aller se préparer son café du matin. C’était un trajet qu’elle avait parcouru des milliers de fois auparavant et elle n’avait aucune raison de croire que cette fois-ci serait en quelque manière différente. Il ne lui vint certes pas à l’esprit qu’elle se révélerait a posteriori comme le premier maillon d’un malin enchaînement de mésaventures. Elle ne trébucha pas, ainsi qu’elle le raconterait plus tard ce jour-là à sa petite-fille Lucy, ne heurta non plus aucun obstacle. Elle entendit seulement un claquement anodin, à peu près à mi-hauteur du corps, côté droit, et l’instant d’après, elle était par terre, la jambe au supplice, irradiée par une cuisante douleur.

Elle demeura là plusieurs minutes, à fixer son reflet indistinct dans le luisant parquet de chêne tout en essayant de faire refluer la douleur par la seule force de sa volonté. Dans le même temps, elle se parlait à elle-même: Stupide vieille femme, vivre ainsi seule sans compagnie. Cela fait cinq ans que David te serine que tu es trop âgée pour vivre seule et tu n’as pas fini de l’entendre.