Mais pour accueillir une dame de compagnie, il aurait fallu sacrifier la chambre que Chetta réservait à Lucy et Abra. Et leurs visites étaient toute sa vie, plus que jamais depuis que Betty était morte et qu’elle-même semblait avoir épuisé toute son inspiration poétique. Quatre-vingt-dix-sept ans ou pas, elle s’était très bien débrouillée jusque-là et elle se sentait bien. De bons gènes du côté féminin de la famille. Sa propre Momo n’avait-elle pas enterré quatre maris et sept enfants, et vécu jusqu’à cent deux ans ?
Bon, pour être franche (ne serait-ce qu’envers elle-même), elle ne s’était pas sentie si bien que cela l’été dernier. Cet été, les choses avaient été… difficiles.
Lorsque enfin la douleur reflua — un peu — Chetta entreprit de ramper dans le couloir en direction de la cuisine que commençait à envahir l’aube. Elle trouva qu’au ras du sol, il était plus dur d’apprécier l’exquise lumière rose. Chaque fois que la douleur se faisait trop intense, elle s’arrêtait, haletante, la tête posée sur son bras décharné. Durant ces pauses, elle méditait sur les sept âges de l’homme, et sur la façon qu’ils avaient de décrire un cercle parfait (et parfaitement stupide). Durant la quatrième année de la Grande Guerre, connue aussi sous le nom — quelle ironie — de Der des ders, ce mode de locomotion avait déjà été le sien. Elle était alors Concetta Abruzzi et rampait dans la basse-cour de la ferme familiale de Davoli, en Calabre, pour attraper des poules qui lui échappaient sans difficulté. Depuis ces débuts poussiéreux, elle avait fait du chemin, lequel l’avait conduite à vivre une vie intéressante et féconde. Elle avait publié vingt volumes de poésie, pris le thé avec Graham Greene, dîné avec deux Présidents et — cerise sur le gâteau — s’était vu accorder une arrière-petite-fille adorable et extrêmement brillante, dotée d’étranges talents. Et tous ces merveilleux cadeaux pour en arriver où ?
À ramper de nouveau, pardi. Retour à la case départ. Dio me benedica.
Une fois dans la cuisine, elle ondoya comme une anguille à travers un rectangle de soleil pour atteindre la petite table où elle prenait la plupart de ses repas. Son téléphone portable y était posé. Chetta referma la main sur un pied de la table et la secoua jusqu’à ce que le téléphone glisse au bord, bascule et tombe à terre. Sans se briser, meno male. Elle pianota les trois chiffres du numéro que l’on vous recommande d’appeler lorsque des merdes comme celle-là vous tombent dessus, puis attendit pendant qu’une voix enregistrée résumant à elle seule toute l’absurdité du XXIe siècle lui disait que son appel allait être enregistré.
Et enfin, louée soit Marie, une authentique voix humaine:
« Ici le 911. Quelle est votre urgence ? »
La femme clouée au sol, qui jadis avait rampé au cul des poules dans le sud de l’Italie, s’exprima avec clarté et cohérence malgré la douleur: « Je m’appelle Concetta Reynolds, j’habite au 219, Marlborough Street, troisième étage, dans une copropriété. Je crois que je me suis cassé la hanche. Pouvez-vous m’envoyer une ambulance ?
— Y a-t-il quelqu’un avec vous, Mrs. Reynolds ?
— Non, et c’est ma faute. Vous êtes en train de parler à une stupide vieille femme qui se croyait assez valide pour vivre seule. Et je vous le signale au passage, je préfère qu’on m’appelle Miz Reynolds désormais. »
Lucy reçut l’appel de sa grand-mère juste avant que Conchetta n’entre au bloc opératoire. « Je me suis cassé la hanche, mais ils peuvent me la réparer, annonça-t-elle à Lucy. Je crois qu’ils vont y mettre des broches, ou je ne sais quoi.
— Tu es tombée, Momo ? » La première pensée de Lucy fut pour Abra, encore pour une semaine en camp d’été.
« Oh oui, mais la cause de ma chute, c’est une fracture complètement spontanée. Apparemment, c’est très courant chez les gens de mon âge. Et comme il y a tellement plus de gens de mon âge qu’il n’y en a jamais eu, les médecins en voient beaucoup. Tu n’as pas besoin de venir tout de suite, mais je pense que tu voudras venir assez vite. Je crois qu’il va falloir que nous parlions de certaines choses. »
Lucy ressentit un froid au creux du ventre. « Quelle sorte de choses ? »
Concetta, maintenant shootée au Valium, à la morphine ou Dieu sait quel autre calmant, éprouvait une relative sérénité. « J’ai l’impression que ma fracture de la hanche est le cadet de mes soucis. » Elle s’en expliqua. Il ne lui fallut pas longtemps. Elle termina en disant: « N’en parle pas à Abra, cara. J’ai reçu d’elle des dizaines de mails et même une vraie lettre ! On dirait qu’elle se plaît énormément à son camp d’été. Elle aura bien le temps plus tard de découvrir que sa vieille Momo est en train de passer l’arme à gauche. »
Lucy songea: Si tu crois vraiment que je vais devoir le lui dire…
« Pas la peine d’être médium pour deviner ce que tu es en train de penser, amore, mais peut-être que cette fois-ci, la mauvaise nouvelle ne lui parviendra pas.
— Peut-être », dit Lucy.
Elle n’eut pas plus tôt raccroché que le téléphone sonna. « M’man ? Maman ? » C’était Abra. Elle était en pleurs. « Je veux rentrer à la maison. Momo a le cancer. Je veux rentrer. »
Après son retour du camp Tapawingo dans le Maine, Abra eut un aperçu de ce que serait sa vie si elle devait faire la navette entre des parents divorcés. Sa mère et elle passèrent les deux dernières semaines d’août et la première de septembre dans l’appartement de Chetta dans Marlborough Street. La vieille dame, qui s’était plutôt bien remise de son opération de la hanche, avait décidé d’écourter son séjour à l’hôpital et de refuser tout traitement pour le cancer du pancréas qu’on lui avait dépisté.
« Ni rayons, ni chimio. Quatre-vingt-dix-sept ans, c’est suffisant. Et toi, Lucy, je refuse que tu passes les six prochains mois à m’apporter mes repas et mes médicaments et à me présenter le bassin. Tu as ta famille, moi je peux me payer une aide à domicile à plein temps.
— Tu ne passeras pas la fin de ta vie avec des inconnus », avait décrété Lucy, prenant sa voix je-ne-tolérerai-aucune-objection, qui faisait filer doux Abra aussi bien que son père, et devant laquelle même Concetta était impuissante.
Abra ne resterait pas à Boston, il n’en fut même pas question ; sa rentrée en classe de 3e était prévue le 9 septembre au collège d’Anniston. David Stone avait pris une année sabbatique pour écrire un livre comparant les folles années 20 aux psychédéliques années 60. C’est ainsi qu’Abra — comme bon nombre des filles qu’elle avait connues au camp Tap — apprit à faire la navette entre ses deux parents. Elle passait la semaine avec son père et partait pour Boston le week-end afin de retrouver sa mère et sa Momo. Elle se disait que les choses ne pouvaient pas être pires… mais elles peuvent toujours le devenir, et bien souvent elles ne s’en privent pas.
Même s’il travaillait maintenant à la maison, David Stone ne se fatiguait jamais à descendre chercher le courrier à la boîte aux lettres. Il prétendait que le Service postal des États-Unis était une bureaucratie ne visant qu’à se perpétuer elle-même qui avait perdu toute pertinence au tournant de ce siècle. De temps à autre cependant arrivait un colis, quelquefois des livres qu’il avait commandés pour son travail, le plus souvent des commandes faites par Lucy sur catalogue, mais pour le reste, il proclamait que tout ça n’était que de la paperasse inutile.