Quand Lucy était à la maison, c’était elle qui relevait le courrier dans la boîte aux lettres près du portail et l’ouvrait en prenant son deuxième café de la matinée. C’était surtout des pubs et de la paperasse sans intérêt, en effet, qui terminait dans ce qu’elle appelait le Classeur Circulaire. Mais en ce début de mois de septembre, Lucy n’était pas là et c’était donc Abra — alors la seule femme de la maison — qui vérifiait le contenu de la boîte en descendant du bus scolaire. Elle faisait aussi la vaisselle, deux machines de linge par semaine pour elle et son père, et, quand elle y pensait, programmait l’aspirateur robot Roomba. Elle se chargeait de ces corvées sans se plaindre car elle savait que Momo avait besoin de sa mère et que le livre de son père était super important. Il disait que celui-ci serait POPULAIRE et pas UNIVERSITAIRE. Et s’il se vendait bien, peut-être qu’il pourrait arrêter d’enseigner pour se consacrer à l’écriture à plein temps, du moins pendant un moment.
Ce jour-là, le 17 septembre, la boîte contenait une brochure Wal-Mart, une carte postale annonçant l’ouverture d’un nouveau cabinet dentaire en ville (N’AYEZ PLUS PEUR DE SOURIRE !), et deux prospectus en papier glacé d’agences immobilières pour des appartements en multipropriété à la station de ski de Mount Thunder.
Il y avait aussi un gratuit d’annonces locales, l’Anniston Shopper. Sur ses deux premières pages, ce magazine proposait des dépêches d’agences et dans les pages du milieu, quelques nouvelles locales (avec une place importante pour le sport régional). Tout le reste n’était que publicités et coupons de réduction. Eût-elle été là, Lucy en aurait découpé quelques-uns avant de jeter le Shopper dans la poubelle de recyclage et sa fille n’aurait jamais vu ce canard. Mais ce jour-là, Lucy était à Boston, et Abra le vit.
Tout en remontant paresseusement l’allée, elle le feuilleta puis le retourna. Sur la dernière page, disposées en damier, il y avait quarante ou cinquante photos guère plus grandes que des timbres-poste, quelques-unes en noir et blanc, mais la majorité en couleurs. Avec ce titre au-dessus:
Un instant, Abra pensa qu’il s’agissait d’une sorte de concours, comme une chasse au trésor. Puis elle comprit que ces visages étaient ceux d’enfants disparus et elle sentit comme une main lui agripper la paroi intérieure de l’estomac et l’essorer comme un linge mouillé. Les trois paquets d’Oreo qu’elle avait achetés à la cafét’ à midi pour les manger dans le bus au retour lui remontèrent dans la gorge, poussés vers la sortie par cette main de fer.
Ne regarde pas si ça te dérange, se dit-elle. C’était la voix sévère et moralisatrice qu’elle prenait souvent lorsqu’elle était perturbée ou contrariée (une voix-de-Momo, bien qu’elle n’en ait jamais pris conscience). Balance ça dans la poubelle du garage avec tout le reste. Sauf qu’elle semblait incapable de s’en détourner.
Là, il y avait Cynthia Abelard, DDN 9 juin 2005. Après une seconde de réflexion, Abra réalisa que DDN signifiait « date de naissance ». Donc Cynthia aurait huit ans aujourd’hui. Si elle était encore en vie… Elle avait disparu en 2009. Comment est-ce qu’on peut laisser disparaître un gamin de quatre ans ? se demanda Abra. Elle doit avoir des parents vraiment en dessous de tout. Mais bien sûr, ses parents ne l’avaient sans doute pas laissée disparaître. C’était probablement un taré, rôdant dans le quartier, qui l’avait repérée et enlevée.
Là, c’était Merton Askew, DDN 4 septembre 1998. Lui avait disparu en 2010.
Et plus bas, au milieu de la page, il y avait une très belle petite fille d’origine hispanique, Angel Barbera, disparue de son domicile de Kansas City à l’âge de sept ans, donc depuis déjà neuf ans maintenant. Abra se demanda si ses parents pensaient vraiment que cette minuscule photo les aiderait à la retrouver. Et dans ce cas, est-ce que seulement ils la reconnaîtraient encore ? Et elle, les reconnaîtrait-elle ?
Fiche-moi ça en l’air, gronda la voix-de-Momo. Tu as assez de soucis comme ça sans avoir à regarder un tas d’enfants disp…
Ses yeux tombèrent sur une photo, dans la rangée du bas, et un petit son lui échappa. C’était probablement un sanglot. Sur le coup, elle ne comprit même pas pourquoi, mais en fait, si, elle savait ; comme quand on sait le mot qu’on veut employer dans un devoir d’anglais mais qu’on n’arrive pas à le trouver, on l’a juste sur le bout de la langue et impossible de l’attraper.
C’était la photo d’un enfant blanc, avec des cheveux courts et un grand sourire rigolo. On aurait dit qu’il avait des taches de rousseur sur les joues. La photo était trop petite pour en être sûr, mais
(c’est des taches de rousseur tu le sais)
Abra croyait bien en être sûre. Oui, c’étaient des taches de rousseur et ses grands frères le taquinaient à cause de ça et sa mère lui disait qu’elles disparaîtraient avec le temps.
« Elle lui disait que les taches de rousseur portent bonheur », chuchota Abra.
Bradley Trevor, DDN 2 mars 2000. Disparu le 12 juillet 2011. Race: caucasienne. Lieu: Bankerton, Iowa. Âge actueclass="underline" 13. Et sous sa photo — sous la photo de tous ces enfants pour la plupart souriants: Si vous pensez avoir vu Bradley Trevor, prière de contacter le Centre national pour les enfants disparus et exploités.
Sauf que personne ne les contacterait au sujet de Bradley parce que personne ne le verrait. Son âge actuel n’était pas non plus treize ans. Bradley Trevor s’était arrêté à onze. Il s’était arrêté comme une montre cassée qui donne la même heure toutes les heures de la journée. Abra se surprit à se demander si les taches de rousseur s’effacent sous la terre.
« Le p’tit gars du base-ball », murmura-t-elle.
Des fleurs bordaient l’allée de sa maison. Abra se pencha, les mains en appui sur les genoux, son sac pesant soudain beaucoup trop lourd dans son dos, et elle vomit ses Oreo et ce qu’elle n’avait pas encore digéré de son déjeuner dans les asters de sa mère. Quand elle eut la certitude qu’elle ne vomirait pas une deuxième fois, elle rentra dans le garage et jeta le courrier à la poubelle. Tout le courrier.
Son père avait raison, c’était de la paperasse inutile.
La porte de la petite pièce qui servait de bureau à son père était ouverte, et quand Abra s’arrêta à l’évier de la cuisine pour se rincer la bouche avec un grand verre d’eau, elle entendit le cliquetis régulier de son clavier d’ordinateur. Tant mieux. Quand il ralentissait, ou s’arrêtait complètement, son père avait tendance à être grognon. Et puis, il risquait davantage de remarquer sa présence. Ce jour-là, elle ne tenait pas à se faire remarquer.
« Abba-Doo, c’est toi ? » chantonna son père.
Un autre jour, elle lui aurait demandé d’arrêter, s’il te plaît, de m’appeler de ce nom de bébé, mais pas aujourd’hui. « Ouais, c’est moi.
– Ça va, l’école ? »
Le cliquetis régulier s’était arrêté. S’il te plaît, ne sors pas, pria Abra. Ne viens pas me voir et me demander pourquoi je suis aussi pâle ou un truc comme ça.