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« Bien. Et ton bouquin ?

— J’ai super bien bossé aujourd’hui, dit-il. Fini mon chapitre sur le charleston et le black bottom. Vo-do-do-dee-O !  » Va savoir ce qu’il voulait dire par là… Mais bon, l’important c’était que le cliquetis avait repris. Ouf.

« Génial », répondit-elle en rinçant son verre. Elle le posa sur l’égouttoir. « Je monte commencer mes devoirs.

— Voilà une fille sérieuse ! Pense Harvard, 2018 !

— D’accord, p’pa. » Et peut-être bien qu’elle le ferait. Tout pour s’empêcher de penser Bankerton, Iowa, 2011.

6

Mais elle en fut incapable.

Parce que.

Parce que quoi ? Parce que pourquoi ? Parce que… eh bien…

Parce qu’il y a des choses que je peux faire.

Elle échangea quelques SMS avec sa copine Jessica, puis Jessica partit dîner avec ses parents au Panda Garden de North Conway, alors Abra ouvrit son livre d’instruction civique. Elle avait prévu d’aller direct au chapitre 4: vingt pages chiantes pour la plupart, intitulées « Comment fonctionne notre gouvernement », mais son livre s’ouvrit au chapitre 5: « Vos responsabilités en tant que citoyen ».

Oh, zut, s’il y avait un mot qu’elle n’avait pas envie de voir cet après-midi-là, c’était bien le mot « responsabilité ». Elle alla boire un autre verre d’eau à la salle de bains parce qu’elle avait encore le goût du vomi dans la bouche et, sans le vouloir, se retrouva à regarder ses propres taches de rousseur dans la glace. Elle en avait exactement trois, une sur la joue gauche et deux sur le pif. On faisait pire. Question taches de rousseur, elle n’avait pas trop à se plaindre. Elle n’avait pas non plus de tache de naissance, comme Bethany Stevens, ni un œil qui dit merde à l’autre comme Norman McGinley, ni un bégaiement comme Ginny Whitlaw, ni un nom affreux comme ce pauvre Pence Effersham qui était la risée de tout le monde. Abra, c’était un peu étrange, d’accord, mais c’était quand même cool, et les gens trouvaient que c’était un prénom intéressant plutôt que juste bizarre, pas comme Pence, que les garçons surnommaient (mais les filles avaient toujours le don de découvrir ces trucs-là) Pence le Pénis.

Et surtout, surtout, j’ai pas été coupée en morceaux par des gens cinglés qui s’en foutaient de m’entendre hurler et les supplier d’arrêter. J’ai pas été obligée de voir un de ces cinglés lécher mon sang sur la paume de ses mains avant que je meure. Abba-Doo est une petite renarde veinarde.

Peut-être pas si veinarde que ça, en fait. Les petites renardes veinardes n’étaient pas obligées de savoir des trucs qu’elles n’avaient aucun besoin de savoir.

Abra referma le couvercle des toilettes, s’assit dessus et pleura silencieusement, les mains sur le visage. Être obligée de repenser à Bradley Trevor et à sa mort atroce était déjà assez affreux comme ça, mais il n’y avait pas que lui. Il y avait aussi tous ces autres enfants, tellement de photos qu’elles étaient toutes serrées les unes contre les autres sur la dernière page de l’Anniston Shopper, comme l’assemblée des élèves de l’école de l’enfer. Tous ces petits sourires édentés et tous ces yeux qui en savaient encore moins sur le monde qu’Abra n’en savait elle-même, et qu’en savait-elle ? Même pas « Comment fonctionne notre gouvernement ».

À quoi pensaient les parents de ces enfants disparus ? Comment faisaient-ils pour continuer à vivre ? Est-ce que leur première pensée au réveil et leur dernière pensée le soir étaient pour Cynthia, Merton ou Angel ? Gardaient-ils leur chambre prête au cas où ils rentreraient à la maison, ou bien avaient-ils donné tous leurs vêtements et leurs jouets au Secours populaire ? Abra avait entendu dire que c’était ce que les parents de Lennie O’Meara avaient fait quand Lennie s’était fracassé la tête sur une pierre en tombant d’un arbre et qu’il était mort. Lennie O’Meara, qui était allé jusqu’en cours moyen et puis qui s’était juste… arrêté. Mais évidemment, les parents de Lennie savaient qu’il était mort, il y avait une tombe sur laquelle ils pouvaient aller déposer des fleurs, et peut-être que ça faisait toute la différence. Ou peut-être pas. Mais, de l’avis d’Abra, si. Parce que, autrement, ils devaient tout le temps se demander, non ? Comme le matin, en petit-déjeunant, ils devaient se demander si leur

(Cynthia Merton Angel)

enfant disparu prenait lui aussi son petit déjeuner quelque part, ou s’amusait avec un cerf-volant, ou ramassait des oranges avec une équipe de migrants, ou Dieu sait quoi. Quelque part au fond de leur esprit, ils pensaient sans doute qu’il ou elle était mort, c’était ce qui arrivait à la plupart de ces enfants (il suffisait de regarder Action News at Six pour le savoir), mais ils ne pouvaient pas en être sûrs.

Pour l’incertitude des parents de Cynthia Abelard ou de Merton Askew, Abra était impuissante, elle n’avait aucune idée de ce qui leur était arrivé, mais ce n’était pas le cas pour Bradley Trevor.

Elle avait presque oublié ce garçon, et il avait fallu ce stupide journal… ces stupides photos… pour que tout ce truc lui revienne, un truc qu’elle ne savait même pas qu’elle savait, comme si ces photos avaient été débusquées de son subconscient…

Et ces choses dont elle était capable… Des choses qu’elle n’avait jamais dites à ses parents pour ne pas les inquiéter, comme elle s’imaginait qu’ils s’inquiéteraient s’ils savaient qu’elle était sortie avec Bobby Flannagan — oh, juste un peu, sans se rouler des pelles ni rien d’aussi dégoûtant — un jour après l’école. Ça, c’était une chose qu’ils ne voudraient pas savoir. Abra supposait (là-dessus, elle ne se trompait pas de beaucoup, et la télépathie n’y était pour rien), que dans l’esprit de ses parents elle était en quelque sorte restée figée à l’âge de huit ans et y resterait probablement encore longtemps, au moins jusqu’à ce qu’elle ait des seins, et elle n’en avait toujours pas — en tout cas, ça ne se voyait pas.

Jusqu’à présent, elle n’avait même pas eu droit au SPEECH. Julie Vandover disait que c’était presque toujours ta mère qui te faisait le sermon, mais le seul sermon qu’Abra avait reçu dernièrement, c’était sur l’importance de sortir les poubelles le jeudi matin avant de partir au collège. « Nous ne te demandons pas de faire grand-chose, lui avait dit Lucy. Mais cet automne, il est particulièrement important que chacun d’entre nous mette la main à la pâte. »

Momo avait au moins effleuré LE SPEECH. Un jour, au printemps dernier, elle avait pris Abra à part pour lui dire: « Tu sais ce que veulent les garçons, une fois que les garçons et les filles atteignent à peu près ton âge ?

— Le sexe, j’imagine », avait répondu Abra… même si tout ce que semblait vouloir ce pauvre Pence Effersham, avec son air penaud et fuyant, c’était un de ses cookies, ou lui emprunter une pièce pour le distributeur, ou lui raconter combien de fois il avait vu The Avengers.

Momo avait hoché la tête. « On ne peut pas condamner la nature humaine, les choses sont ainsi faites, mais ne leur donne pas satisfaction. Point. Fin de la discussion. Tu pourras reconsidérer les choses quand tu auras dix-neuf ans, si tu veux. »

Ç’avait été un peu embarrassant, mais au moins c’était clair et net. Ce qui se passait dans sa tête, en revanche, était loin de l’être. C’était ça, sa tache de naissance, invisible mais bien réelle. Ses parents ne parlaient plus de tous les trucs dingues qui s’étaient produits quand elle était petite. Peut-être pensaient-ils que ce qui avait causé ces trucs avait disparu. D’accord, elle avait su que Momo était malade, mais ce n’était pas la même chose que jouer du piano dans les airs ou ouvrir les robinets de la salle de bains, ou que le jour de son anniversaire (dont elle se souvenait à peine) quand elle avait suspendu des cuillères au plafond de la cuisine. Elle avait simplement appris à le contrôler. Pas complètement, mais en grande partie.