Et ça avait évolué. Maintenant, il était rare qu’elle voie les choses avant qu’elles se produisent. Ou qu’elle déplace des objets. Quand elle avait six ou sept ans, en se concentrant sur sa pile de livres scolaires, elle aurait pu les soulever carrément jusqu’au plafond. Fastoche. Simple comme l’œuf de Colomb, comme aimait bien dire Momo. Aujourd’hui, même avec un seul livre, même en se concentrant jusqu’à ce qu’elle ait l’impression que son cerveau allait lui gicler par les oreilles, elle parviendrait peut-être juste à le pousser de quelques centimètres sur son bureau. Et encore, les jours avec. La plupart du temps, elle n’arrivait même pas à faire bruisser les pages.
Mais elle était capable de faire d’autres choses, et souvent beaucoup mieux que lorsqu’elle était petite. Regarder dans la tête des gens, par exemple. Elle ne pouvait pas le faire avec tout le monde — certaines personnes étaient entièrement murées, d’autres ne laissaient passer que des éclairs intermittents — mais la plupart des gens ressemblaient à des fenêtres aux rideaux largement écartés. Elle pouvait regarder à l’intérieur dès qu’elle en avait envie. Généralement, elle n’en avait pas envie parce que ce qu’elle y apercevait était parfois triste et souvent choquant. Son plus grand choc, elle l’avait eu en découvrant que Mrs. Moran, sa professeur de sixième bien-aimée, avait UN AMANT. Ça, ç’avait carrément été un coup de massue.
Ces temps-ci, elle préférait mettre la part clairvoyante de son esprit en veilleuse. Au début, ça lui avait coûté d’apprendre à le faire, un peu comme apprendre à patiner à l’envers ou à écrire de la main gauche, mais à force, elle avait appris. Si c’est en forgeant qu’on devient forgeron, elle était sur la bonne voie. Il lui arrivait encore de lorgner, mais toujours prudemment, prête à faire machine arrière au moindre signe de quoi que ce soit de bizarroïde ou de dégoûtant. Et jamais elle ne jetait un coup d’œil dans l’esprit de ses parents, ni dans celui de Momo. Ç’aurait été mal. Sûrement que c’était mal avec tout le monde, mais c’était comme Momo avait dit: on ne peut pas condamner la nature humaine, et il n’y a rien de plus humain que la curiosité.
Parfois, elle arrivait à faire faire des choses aux gens. Pas à tous. Même pas à la moitié. Mais il y avait beaucoup de gens très ouverts aux suggestions. (C’étaient probablement les mêmes qui s’imaginaient que les trucs qu’on vend à la télé allaient vraiment faire disparaître leurs rides ou pousser leurs cheveux.) Abra savait que c’était un talent qui pouvait se renforcer si elle l’exerçait comme un muscle, mais elle ne le faisait pas. Il l’effrayait.
Elle avait d’autres capacités encore, dont certaines qu’elle ne savait pas sous quel nom désigner. Mais pour celle à laquelle elle pensait en ce moment, elle avait inventé un nom. Elle l’appelait la « vision télescopique ». Comme les autres aspects de son talent particulier, ce don allait et venait, mais, si elle le désirait vraiment — et si elle avait un objet précis sur lequel le concentrer —, elle pouvait en général le mobiliser.
Je pourrais le faire maintenant.
« Ferme-la, Abba-Doo, se força-t-elle à dire à voix basse. Ferme-la, Abba-Doo-Doo. »
Elle ouvrit Initiation à l’algèbre à la page des exercices qu’elle avait à faire, une page marquée d’une feuille où elle avait écrit Pete, Jimmy, Cam et Mike au moins vingt fois chacun. Ensemble, les quatre formaient le groupe ’Round Here, son boys band préféré. Trop beaux, surtout Cam. Sa meilleure copine, Emma Deane, trouvait aussi. Ses yeux bleus… ses cheveux blonds en pétard.
Je pourrais peut-être apporter ma contribution. Ses parents seraient tristes, mais au moins, ils sauraient.
« Ta gueule, Abba-Doo. Ta gueule, Abba-Doo-Doo-Neu-Neu. »
Si 5 x — 4 = 26, à combien est égal x ?
« Soixante millions ! s’exclama-t-elle. On s’en fout ! »
Son regard tomba sur les noms des beaux mecs de ’Round Here, écrits avec ces lettres toutes rondes qu’Emma et elle affectionnaient (« Ça rend notre écriture plus romantique », avait décrété Emma), et tout à coup ça lui parut stupide, puéril et ridicule. Ils l’ont tailladé et ils ont léché son sang et puis ils lui ont fait quelque chose d’encore pire. Dans un monde où une telle chose pouvait arriver, se pâmer en rêvassant d’un boys band semblait même pire que ridicule.
Abra ferma son livre d’un coup sec, descendit l’escalier (le cliquetis en provenance du bureau de son père résonnait toujours sans relâche) et retourna au garage. Elle récupéra le Shopper dans la poubelle, le monta dans sa chambre et l’étala bien à plat sur son bureau.
Tous ces visages… mais en cet instant, elle ne se souciait plus que d’un seul.
Son cœur cognait fort-fort-fort. Elle avait déjà eu peur avant, les fois où elle s’était essayée consciemment à la vision télescopique ou à lire dans les pensées, mais jamais comme ça. Absolument rien à voir.
Qu’est-ce que tu vas faire si tu trouves ?
Ça, c’était une question pour plus tard. Parce qu’elle n’y arriverait peut-être pas. Comme une part craintive et lâche de son esprit l’espérait.
Abra posa deux doigts de sa main gauche sur la photo de Bradley Trevor, car c’était sa main gauche qui voyait le mieux. Elle aurait bien voulu y poser tous ses doigts (si ç’avait été un objet, elle l’aurait pris dans sa main), mais la photo était trop petite. Une fois ses doigts posés dessus, elle ne pouvait même plus la voir. Sauf que si. Elle la visualisait très clairement.
Des yeux bleus, comme ceux de Cam Riley de ’Round Here. On ne pouvait pas vraiment dire, d’après la photo, mais ils étaient de la même nuance profonde. Elle le savait.
Droitier, comme moi. Mais aussi gaucher comme moi. C’est sa main gauche qui savait à quel lancer s’attendre, balle fronde, balle liftée ou ba…
Abra eut un petit hoquet. Le p’tit gars du base-ball savait des choses.
Le p’tit gars du base-ball était comme elle, en fait.
Oui, c’est vrai. C’est pour ça qu’ils l’ont enlevé.
Elle ferma les yeux et vit son visage. Bradley Trevor. Brad, pour ses copains. Le p’tit gars du base-ball. Des fois, il mettait sa casquette à l’envers pour en faire une casquette-talisman. Son père était agriculteur. Sa mère confectionnait des tourtes qu’elle vendait à un restaurant local et aussi sur leur stand familial au bord de la route. Quand son grand frère était parti à l’université, Brad avait récupéré tous ses CD d’AC/DC. Avec son meilleur copain Al, la chanson qu’ils préféraient, c’était Big Balls. Ils l’écoutaient, assis sur le lit de Brad, et la chantaient ensemble en riant comme des fous.
Il marchait dans le maïs et quand il est sorti, un homme l’attendait. Brad a cru que c’était un gentil parce que l’homme…
« Barry », chuchota Abra à voix basse. Derrière ses paupières closes, ses yeux bougeaient rapidement comme ceux d’un dormeur en proie à un rêve particulièrement réaliste. « Il s’appelait Barry le Chinois. Il t’a entubé, Brad. Hein, qu’il t’a entubé ? »