Mais c’était pas juste Barry. S’il n’y avait eu que lui, Brad l’aurait sans doute su. Il fallait que toute la Bande des Lampes Torches ait agi ensemble, pour lui envoyer la même pensée: qu’il pouvait monter tranquillement dans le camion de Barry le Chinois, son camping-car, son bus aménagé ou autre, parce que Barry était un gentil. Un ami.
Et ils l’avaient enlevé…
Abra s’aventura plus profond. Elle ne s’attarda pas sur ce qu’avait vu Brad car il n’avait rien vu qu’une moquette grise. Il était ligoté avec du ruban adhésif et couché face contre terre sur le plancher de cet engin monstrueux que conduisait Barry le Chinois. Mais ce n’était pas un problème. Car maintenant qu’elle était syntonisée, elle pouvait voir au-delà de lui. Elle pouvait voir…
Son gant. Un gant de base-ball Wilson. Et Barry le Chinois…
Puis ce passage se brouilla. Peut-être referait-il surface plus tard. Ou pas.
Il faisait nuit. Elle sentait une odeur de fumier. Il y avait une usine. Une espèce d’usine
(elle est abandonnée)
isolée. Une longue file de véhicules, certains modestes, la plupart grands, quelques-uns énormes, se dirigeait vers cette usine. Leurs phares étaient éteints, au cas où quelqu’un regarderait, mais la lune aux trois quarts pleine éclairait assez pour y voir. Ils roulaient sur une route goudronnée défoncée. Ils dépassèrent un château d’eau, puis une grange au toit effondré, franchirent un portail rouillé grand ouvert, dépassèrent un panneau. Le panneau défila si vite qu’elle n’eut pas le temps de le lire. Puis ce fut l’usine. Une usine déglinguée aux cheminées écroulées et aux fenêtres cassées. Il y avait un autre panneau, qu’elle put lire, celui-ci, grâce à la pleine lune: COMTÉ DE CANTON — ENTRÉE INTERDITE SUR ORDRE DU SHÉRIF.
Voilà qu’ils contournaient l’usine, et quand ils seraient derrière, ils tortureraient Brad, le petit gars du base-ball, et ils le tortureraient jusqu’à ce que mort s’ensuive. Abra ne voulait pas voir ce passage-là, aussi rembobina-t-elle pour revenir en arrière. Ce fut un peu dur, comme ouvrir un bocal au couvercle très serré, mais elle y parvint. Lorsqu’elle fut de retour à l’endroit voulu, elle relâcha la tension.
Barry le Chinois aimait bien ce gant parce que ça lui rappelait son enfance. C’est pour ça qu’il l’a essayé. Il l’a essayé en reniflant l’odeur de l’huile avec laquelle Brad le graissait pour l’empêcher de durcir. Et il a refermé plusieurs fois son poing à l’intér…
Mais à présent les images se déroulaient vers l’avant et de nouveau elle oublia le gant de base-ball de Brad.
Château d’eau. Grange au toit effondré. Portail rouillé. Et le premier panneau. Qu’y avait-il écrit dessus ?
Zut. Encore trop rapide, même avec le clair de lune. Elle rembobina encore (maintenant, des gouttes de sueur perlaient sur son front) et regarda à nouveau. Château d’eau. Grange au toit effondré. Prépare-toi, ça approche. Portail rouillé. Et le panneau. Cette fois, elle put le lire, quoiqu’elle ne fût pas très sûre de le comprendre.
Abra attrapa la feuille sur laquelle elle avait calligraphié tous ces stupides noms de garçons de boys band et la retourna. Rapidement, avant d’oublier, elle griffonna tout ce qu’elle avait lu sur le panneau: INDUSTRIES ORGANIQUES et USINE D’ÉTHANOL № 4 et FREEMAN, IOWA et FERMÉ JUSQU’À NOUVEL ORDRE.
Bien. Maintenant, elle savait où ils l’avaient tué, et où — elle en était sûre — ils l’avaient enterré, lui et son gant de base-ball. Si elle appelait le numéro des Enfants disparus et exploités, ils entendraient une voix de gamine et raccrocheraient… ou alors ils donneraient son numéro de téléphone à la police, et on viendrait probablement l’arrêter pour avoir voulu jouer un tour à des gens qui étaient déjà tristes et malheureux. Elle pensa appeler sa mère, mais avec Momo qui allait mourir, c’était hors de question. Maman avait assez de soucis comme ça.
Abra se leva, gagna la fenêtre et regarda sa rue en contrebas, avec le petit magasin Lickety-Split au coin (que les jeunes plus âgés appelaient le Lickety-Spliff à cause de toute l’herbe qu’on y fumait derrière, du côté des bennes à ordures), et les montagnes Blanches au loin qui dressaient leurs cimes dans un ciel de fin d’été bleu sans nuages. Elle s’était mise à se frictionner la bouche, un tic d’anxiété que ses parents essayaient de lui faire perdre, mais comme ils n’étaient pas là, NA. NA à tout ça.
Y a papa, en bas.
Lui non plus, elle n’avait pas envie de le lui dire. Pas parce qu’il avait son livre à finir, mais parce qu’il refuserait d’être impliqué dans une histoire comme ça, même s’il la croyait. Elle n’avait pas besoin de lire dans ses pensées pour le savoir.
Qui alors ?
Avant qu’elle ait pu trouver la réponse logique, le monde derrière sa fenêtre commença à tourner, comme s’il avait été posé sur la platine d’un tourne-disque géant. Un petit cri lui échappa et elle s’accrocha aux bords de sa fenêtre, agrippant les rideaux dans ses poings fermés. C’était un phénomène qu’elle avait déjà vécu, toujours par surprise, et chaque fois qu’il se produisait, elle était terrifiée parce qu’elle n’avait aucun contrôle dessus: c’était comme avoir une attaque. Elle n’était plus dans son corps, elle était dans une projection télescopique plutôt que dans une vision télescopique. Que se passerait-il si elle ne parvenait pas à réintégrer son envoloppe physique ?
La plaque tournante ralentit, et s’immobilisa. Au lieu d’être dans sa chambre, Abra était maintenant dans un supermarché. Elle le savait parce que, juste en face d’elle, il y avait le rayon viande. Au-dessus (cette pancarte était facile à lire à la lumière des néons étincelants), il y avait écrit: CHEZ SAM, VIANDE « CORDON BLEU » PORTION COW-BOY ! L’espace d’une ou deux secondes, le rayon viande se rapprocha car le mouvement de la plaque tournante avait fait glisser Abra à l’intérieur de quelqu’un qui marchait. Qui faisait ses courses. Barry le Chinois ? Non, pas lui. Mais il n’était pas loin ; c’était par son intermédiaire qu’elle avait atterri ici. Sauf que quelqu’un de beaucoup plus puissant que Barry l’avait détournée de lui. Juste au-dessous du niveau de ses yeux, Abra voyait un caddie rempli de victuailles. Puis le mouvement de travelling avant s’interrompit et elle éprouva cette sensation, cette
(invasion fouille perquisition)
folle impression d’une présence À L’INTÉRIEUR D’ELLE, et Abra comprit subitement que, cette fois-ci, elle n’était pas seule sur la plaque tournante. Tandis qu’elle-même regardait le rayon viande au bout d’une allée de supermarché, l’autre personne était en train de regarder Richland Court par sa fenêtre et les montagnes Blanches au-delà…
Il y eut une explosion de panique en elle ; comme un jet d’essence dirigé sur des flammes. Pas un son ne franchit ses lèvres, si étroitement soudées l’une à l’autre que sa bouche n’était plus qu’une cicatrice. Mais à l’intérieur de sa tête, elle poussa un hurlement surpuissant:
(NON ! SORS DE MA TÊTE !)
Quand David sentit la maison trembler et vit le plafonnier de son bureau osciller au bout de sa chaîne, sa première pensée fut
(Abra)
que sa fille venait d’être prise d’un de ses accès parapsychiques, même si ça faisait des années qu’aucune de ces foutaises télékinétiques ne s’était plus produite, et jamais rien qui ressemblât à ça. Lorsque tout rentra dans l’ordre, sa seconde pensée — largement plus raisonnable, à son avis — fut qu’il venait juste de vivre son premier tremblement de terre dans le New Hampshire ! Il savait que ça arrivait de temps en temps, mais… ouah !