— Quoi ?
— Rien, t’occupe. Faut que j’y réfléchisse. Mais on va la choper, Skunk. On doit la choper. »
Il y eut un blanc. Quand il reprit la parole, Skunk avait le ton circonspect: « D’après ce que tu dis, ça pourrait nous fournir de quoi remplir une bonne douzaine de cartouches. Si du moins tu veux vraiment pas tenter un Retournement. »
Rose lâcha un petit rire, comme un jappement distrait. « Si j’ai vu juste, on n’aura même pas assez de cartouches pour stocker toute la vapeur de celle-là. Si c’était une montagne, ça serait l’Everest. » Skunk ne répondit rien. Rose n’avait pas besoin de le voir ni de s’immiscer dans son esprit pour savoir qu’il était scié. « Mais peut-être qu’on devra faire ni l’un ni l’autre.
— Je te suis pas. »
Évidemment qu’il ne la suivait pas. La pensée à long terme n’avait jamais été sa spécialité. « Peut-être qu’on aura besoin ni de la Retourner, ni de la tuer. Pense vache.
— Vache ?
— T’as une vache, tu l’abats, tu t’assures pour plusieurs mois de steaks et de hamburgers. Mais si tu la gardes en vie, et que tu prends soin d’elle, tu peux la traire pendant au moins six ans. Voire huit. »
Silence. Long silence. Elle le laissa s’étirer. Lorsque Skunk répondit, il avait le ton plus circonspect que jamais ; « C’est la première fois que j’entends parler d’un truc comme ça. On les achève quand ils sont à court de vapeur ou bien, s’ils ont un talent dont on a besoin et s’ils sont assez forts pour survivre au Retournement, on les Retourne. Comme on a Retourné Andy dans les années quatre-vingt. Le Vieux Flop pourrait avoir un avis différent. Il prétend se souvenir de l’époque où Henry VIII assassinait ses femmes, mais je crois pas que la Tribu ait jamais essayé de garder une tronche-à-vapeur en l’état. Ça pourrait être dangereux, si elle est aussi puissante que tu le dis. »
Dis-moi quelque chose que je ne sais pas, mon chéri. Si t’avais senti ce que j’ai senti, tu me traiterais de folle de seulement y penser. Et peut-être bien que je le suis. Mais…
Mais elle en avait sa claque de consacrer autant de son temps — le temps de toute la Famille — à courir après la nourriture. À vivre comme des bohémiens du Xe siècle alors qu’ils auraient dû vivre comme les rois et les reines de la Création. Qu’ils étaient.
« Va parler au Vieux, s’il va mieux. Et à Mary Juana, elle aussi c’est une de nos plus anciennes. À Andi la Piquouse aussi. Elle est jeune, mais elle a la tête sur les épaules. Et à qui tu jugeras bon de parler qui soit susceptible d’avoir un avis autorisé.
— Bon sang, Rosie. Je sais pas…
— Moi non plus, pas encore. Je suis encore sous le choc. Tout ce que je te demande pour le moment, c’est de mener un peu l’enquête. Tu es notre éclaireur, après tout.
— D’accord…
— Oh, et n’oublie pas de parler à Teuch. Demande-lui quelle drogue pourrait rendre une petite pecnode gentille et docile sur une longue période de temps.
— Cette fille m’a pas tellement l’air d’une pecnode.
— Oh, que si, elle l’est. Une bonne grosse vieille vache à lait de pecnode. »
Pas tout à fait vrai. Une grosse et grande baleine blanche, voilà ce qu’elle est.
Rose pressa la touche FIN de son téléphone sans attendre de voir si Papa Skunk avait autre chose à dire. C’était elle le chef, et en ce qui la concernait, la discussion était close.
C’est ma baleine blanche et je la veux.
Mais, tout comme Achab n’avait pas voulu Moby Dick juste pour les tonnes de graisse et les innombrables barils d’huile que la baleine blanche pouvait donner, Rose ne voulait pas la môme pour la provision quasi inépuisable de vapeur qu’ils pourraient en tirer (moyennant le cocktail adéquat de barbituriques et une bonne dose de sédation psychique). C’était plus personnel que ça. La Retourner ? Faire d’elle un membre à part entière du Nœud Vrai ? Jamais. La môme avait éjecté Rose Claque de sa tête comme une vulgaire enquiquineuse, comme on chasse du pas de sa porte ces cinglés des Écritures qui vous abreuvent de littérature d’Apocalypse. Jamais personne ne lui avait infligé un tel coup de balai. Puissante ou pas, elle méritait une bonne leçon.
Et je suis la femme de l’emploi.
Rose Claque démarra sa camionnette, quitta le parking du supermarché et prit la route du Bluebell Campground, géré par la Famille. C’était un site magnifique, et quoi d’étonnant à ça ? L’un des plus grands hôtels de villégiature d’Amérique s’était jadis dressé là.
Mais évidemment, ça faisait belle lurette que l’hôtel Overlook avait brûlé de fond en comble.
Matt et Cassie Renfrew étaient les fêtards du quartier et, spontanément, ils décidèrent d’organiser une soirée barbecue-tremblement-de-terre. Ils invitèrent tous leurs voisins de Richland Court et presque tout le monde répondit présent. Matt fit un saut au Lickety-Split acheter des sodas, quelques bouteilles de vin bon marché et un mini-fût de bière. On s’amusa comme des fous et David passa un super-moment. D’après ce qu’il vit, Abra aussi. Elle traîna avec ses copines Julie et Emma et il veilla à ce qu’elle mange un hamburger et un peu de salade. Lucy lui avait recommandé d’être vigilant sur ses habitudes alimentaires car elle arrivait à un âge où les filles commencent à être obsédées par leur poids et leur physique — un âge où anorexie et boulimie ont toutes les chances de dresser leurs horribles têtes étiques et faméliques.
Ce qu’il ne remarqua pas (et que Lucy aurait pu remarquer si elle avait été là), c’est qu’Abra ne partagea pas les crises de fou rire apparemment ininterrompues de ses copines. Et après avoir mangé une boule de glace (une petite boule), elle demanda à son père si elle pouvait retourner à la maison terminer ses devoirs.
« D’accord, dit David. Mais va dire merci à Mr. et Mrs. Renfrew d’abord. »
Ça, Abra l’aurait fait d’elle-même sans avoir besoin qu’on le lui dise, mais elle accepta sans faire de commentaires.
« Mais tout le plaisir était pour nous, Abby, lui dit Mrs. Renfrew, les yeux brillant d’une lueur quasi surnaturelle après ses trois verres de vin blanc. C’est sympa, hein ? On devrait avoir des tremblements de terre plus souvent. Même si, j’en ai parlé avec Vicky Fenton… tu connais les Fenton, de Pond Street ? — c’est à deux pas d’ici, et Vicky dit qu’ils n’ont rien senti. C’est bizarre, quand même ?
— Super bizarre », convint Abra. Mais en fait de bizarre, elle se dit que Mrs. Renfrew n’avait encore rien vu.
Elle avait fini ses devoirs et regardait la télé avec son père quand sa mère appela. Abra parla un moment avec elle, puis passa le téléphone à son père. Lucy lui dit quelque chose et Abra sut ce que c’était avant même que David se soit tourné vers elle pour la regarder. « Ouais, ça va, simplement claquée d’avoir fait ses devoirs, je pense. Ils leur en filent vraiment trop. Elle t’a dit qu’on avait eu un petit tremblement de terre ?
— Je monte, papa », dit Abra. Et son père lui adressa un petit signe distrait de la main.
Assise à son bureau, elle alluma son ordinateur, puis l’éteignit. Elle n’avait pas envie de jouer à Fruit Ninja, ni d’échanger de SMS avec personne. Il fallait qu’elle réfléchisse à quoi faire, car elle devait faire quelque chose.
Elle rangea ses livres dans son sac et, quand elle releva la tête, la femme du supermarché était là, à la fenêtre, qui la regardait. C’était impossible, vu que la fenêtre était au premier étage, mais la femme était bien là. Sa peau sans défaut était du blanc le plus pur, elle avait les pommettes hautes, des yeux bruns très écartés et légèrement en amande. Il vint à l’esprit d’Abra que c’était peut-être la plus belle femme qu’elle ait jamais vue. Et aussi — Abra s’en rendit compte aussitôt et sans l’ombre d’un doute — que c’était une folle. Son opulente chevelure noire, encadrant son visage parfait à l’expression vaguement arrogante, tombait sur ses épaules. Et, perché sur cette masse fastueuse, tenant en équilibre malgré l’angle fou selon lequel il était posé, elle portait un insolent chapeau haut de forme en velours râpé.